samedi, août 18, 2007

Une plaque provinciale commémore la communauté noire de la rivière aux Puces

La Fiducie du patrimoine ontarien, le Lakeshore Black Heritage Committee (comité du patrimoine noir de Lakeshore) et la Ville de Lakeshore ont dévoilé aujourd'hui une plaque provinciale commémorant la communauté noire de la rivière aux Puces. "Compte tenu de l'espoir et de la détermination de leurs ancêtres, les descendants de cette communauté se sont établis avec succès dans toute l'Amérique du Nord", a déclaré l'honorable Lincoln M. Alexander, président de la Fiducie du patrimoine ontarien. "Cette plaque provinciale aidera à partager cette histoire passionnante avec les générations à venir."

La communauté noire de la rivière aux Puces a joué un rôle important pour le patrimoine ontarien grâce à son association avec les premières colonies noires et avec la lutte pour l'émancipation. La plaque a été conçue avec le

soutien financier du ministère des Affaires civiques et de l'Immigration de l'Ontario et fait partie des activités commémorant le 200e anniversaire de l'abolition de la traite des esclaves.

"Cette plaque provinciale commémore une communauté fondée par d'anciens esclaves qui se sont établis en Ontario au cours de leur quête pour la liberté", a mentionné la ministre de la Culture, Caroline Di Cocco. "Puisque nous célébrons le bicentenaire de l'abolition de la traite des esclaves, profitons de ce moment pour reconnaître et célébrer ces événements importants qui font partie de l'histoire de l'Ontario."

La communauté noire de la rivière aux Puces s'est développée grâce au soutien accordé par la Refugee Home Society, un organisme abolitionniste fondé au début des années 1850. La Society offrait aux anciens esclaves et à leurs familles la possibilité d'acheter des fermes de 25 acres dans les cantons de Sandwich et de Maidstone, ce qui a permis à plus de 60 familles noires récemment libérées de coloniser la région de la rivière aux Puces.

"Les esclaves fugitifs voyageant vers le nord sur le chemin de fer clandestin ont trouvé refuge dans la région de la rivière aux Puces", a remarqué Bruce Crozier, député d'Essex. "Ils ont ensuite savouré leur indépendance tout en contribuant à la croissance et au développement de cette province."

La Refugee Home Society réservait aussi une partie des terres pour y construire des écoles et des églises. En 1872, une église épiscopale méthodiste britannique (EMB) et un cimetière furent construits. Une église épiscopale méthodiste africaine (EMA) et une église baptiste servirent également la communauté.

"En tant que colonie de la Refugee Home Society, cette communauté a vu naître deux des trois plus anciennes églises de la région de la rivière aux Puces, soit les églises EMB et EMA", a affirmé Glen Cook, président du Lakeshore Black Heritage Committee. "Plusieurs anciens esclaves ainsi que leurs familles, qui sont venus ici en empruntant le chemin de fer clandestin, reposent dans ce cimetière. Une fois affranchis, ces anciens esclaves ont créé un chemin vers la liberté pour les générations futures tout en aidant leurs familles et en contribuant au développement de la religion et de la région."

Une pierre tombale dans le cimetière de l'église EMB demeure le dernier indice physique de la communauté noire de la rivière aux Puces. Une visite du cimetière historique était incluse dans les activités du dévoilement de la plaque d'aujourd'hui. Le cimetière est entretenu par le Lakeshore Black Heritage Committee, la Ville de Lakeshore, ainsi que grâce au soutien de plusieurs partenaires communautaires et de bénévoles.

"La Ville de Lakeshore est fière de son rôle en matière de préservation de l'histoire locale" a ajouté Tom Bain, maire de la Ville de Lakeshore. "Nous avons collaboré avec le Lakeshore Black Heritage Committee, des bénévoles de la communauté et des citoyens locaux activement impliqués dans la conservation historique. La Ville a noué des liens solides avec ces groupes et elle est fière de reconnaître et de célébrer les efforts des bénévoles impliqués dans la préservation de ce cimetière historique, qui revêt une importance à l'échelle tant locale que nationale."

Le dévoilement de cette plaque s'inscrit dans le cadre du Programme des plaques provinciales de la Fiducie, commémorant des personnages, des lieux et des événements importants de l'histoire de l'Ontario. Depuis 1953, la Fiducie a dévoilé plus de 1 200 de ces plaques reconnaissables à leur couleur bleu et or.

La Fiducie du patrimoine ontarien est un organisme à but non lucratif du gouvernement de l'Ontario. Elle a pour mission d'identifier, de préserver, de protéger et de promouvoir le patrimoine de l'Ontario.

www.heritagetrust.on.ca

jeudi, août 02, 2007

Les deux visages d’une même histoire

La venue de Nitish Kumar, chef ministre du Bihar, a notamment pour but de parler de la diaspora. La diaspora indienne à Maurice s’est mêlée à d’autres diasporas. L’histoire de notre pays est marquée par la dureté de deux systèmes : l’esclavage et l’engagisme. Même si la dureté des conditions de vie est commune, les différences sont nombreuses.


Patrimoine mondial de l’Unesco, l’Aapravasi Ghat est le premier port de débarquement de travailleurs engagés dans le monde. C’est également le lieu qui a vu passer le plus grand nombre de travailleurs engagés indiens, soit 500 000 environ et quelque 5 000 “liberated slaves” originaires des côtes orientales africaines au XIXe siècle.
Patrimoine mondial de l’Unesco, l’Aapravasi Ghat est le premier port de débarquement de travailleurs engagés dans le monde. C’est également le lieu qui a vu passer le plus grand nombre de travailleurs engagés indiens, soit 500 000 environ et quelque 5 000 “liberated slaves” originaires des côtes orientales africaines au XIXe siècle.
L’esclavage et l’engagisme. Deux systèmes. Deux contextes. Une même souffrance. Un même exil. Une même île où se reconstruire. Les similitudes reposent davantage sur l’aspect effroyable des conditions de vie. Les différences tiennent à l’évolution du statut de l’esclave et de l’engagé. Les différences se lisent dans la mobilité sociale de deux groupes distincts mais desquels naît un groupe original, celui des gens de couleur. L’historien Jocelyn Chan Low, précise d’emblée, “il y a des similitudes certes mais les différences sont aussi très importantes, surtout fondamentales dans l’évolution des groupes issus de l’esclavage et de l’engagisme”.

La période de transition qui mène de l’esclavage à l’engagisme illustre l’évolution de la société mauricienne. Si l’engagisme se veut “plus juste”, comme le rappelle Corinne Forest, muséologue à l’Aapravasi Ghat Trust Fund, il n’empêche que les conditions de travail des premiers engagés ne sont guère meilleures que celles des ex-esclaves. Lorsque l’on évoque l’histoire de Maurice, surtout ces deux périodes qui soulèvent encore des passions, il est nécessaire d’avoir une approche dépouillée des velléités héritées du passé. Aussi, l’exhaustivité n’est pas la finalité. Le rôle des planteurs, de figures emblématiques tel qu’Adolphe de Plevitz ou de l’administration coloniale ne sont pas évoqués. Le discours se veut donc neutre. Avertissement liminaire contre toute interprétation hâtive. “Il serait mieux d’avoir une lecture commune de ces deux périodes plutôt que de les étudier séparément”, prévient Vijaya Teelock, historienne et ancienne chairperson de l’Aapravasi Ghat Trust Fund.

Corinne Forest rappelle : “Dès 1807, le gouvernement britannique, sous la pression de l’antislavery society, abolie la traite négrière, jugeant ce procédé inhumain. L’esclavage est finalement aboli en 1833 dans les colonies sauf à Maurice, où il faut attendre 1835”. A cette époque, l’industrie sucrière était en plein essor, suite à l’harmonisation des prix du sucre importé des Caraïbes et de Maurice par le marché londonien. La main-d’œuvre est donc essentielle dans ce contexte et l’abolition de l’esclavage porte un coup dur à ce secteur.

Pour pallier ce manque de main-d’œuvre, le gouvernement britannique se penche sur un nouveau procédé. L’engagisme, institutionnalisé en 1834. L’engagisme est d’abord testé à Maurice à cause de sa position géographique et de l’importance de la canne dans l’économie. Ce système est jugé plus juste car il lie le travailleur sur une base contractuelle.

Mais pourquoi choisir l’Inde comme foyer d’immigrants engagés ? “L’Afrique de l’Est ou Madagascar auraient pu être des foyers de main-d’œuvre mais pour éviter toute accusation d’esclavage déguisé, le choix s’est porté sur l’Inde d’autant qu’il s’agit d’une colonie britannique, où ce type de contrat pouvait représenter une opportunité pour des personnes pauvres qui voulaient également fuir le système des castes”, explique Vijaya Teelock.

“L’histoire nous permet de
mieux comprendre les tenants
et les aboutissants du jeu
social d’aujourd’hui. (...) il
faut avoir une vision juste
du passé, de notre histoire,
en évitant l’écueil de sa politisation...”

L’expérience mauricienne étant concluante, l’enga-gisme a été diffusé dans de nombreuses colonies britanniques (Trinité et Tobago, Fidji), françaises (Réunion, Antilles) et hollandaises (Guyana). Ces travailleurs indiens sont venus remplacer les esclaves affranchis. Corinne Forest révèle qu’entre “1838 et 1842, l’immigration indienne a été suspendue à cause des conditions de voyage des migrants et des conditions de vie difficiles”. Durant cette courte période, les engagés venaient de Madagascar, des Comores, de Macao ou d’Asie du Sud-Est. Il n’empêche que l’immigration indienne a repris de plus belle. Le faciès de la population mauricienne a radicalement changé en trois décennies. D’une île à majorité afro-malgache, on passe à une colonie à majorité indienne.

Aussi bien les ex-esclaves que les engagés ont souffert de ces systèmes contraignants. Toutefois, on ne peut pas mettre sur un pied d’égalité ces deux systèmes, surtout si l’on s’attache au statut juridique de ces deux types de travailleurs. L’esclave était un “bien meuble” alors que le travailleur engagé était “une personne liée par un contrat, un individu libre de se marier, rémunéré et non déraciné”, souligne Jocelyn Chan Low. Pour autant, le contrat de l’engagé n’était pas une panacée. La liberté de mouvement était limitée. Des ordonnances de 1864 sont venues réguler “de manière contraignante le travail des engagés indiens”, nous apprend Corinne Forest. Un débat historiographique persiste donc quant à la liberté des engagés ; travail forcé ou relative liberté ? Quoi qu’il en soit, il y a là une différence fondamentale avec le statut de l’esclave.

Complètement asservi l’esclave n’avait pas d’existence juridique. Il n’avait pas le droit à la propriété. La liberté de circulation n’était une réalité que pour les marrons qui ont fuit les plantations. A ce titre, le sort semblait pire que celui du travailleur engagé. “Les esclaves ont été déracinés, leur culture et coutumes niées”, indique Jocelyn Chan Low. Poursuivant, l’universitaire met néanmoins en relief “la dureté des premières décennies de l’engagisme”. La fin de l’esclavage et le début de l’engagisme sont donc marqués par la même âpreté.

La mobilité sociale des engagés indiens a été plus importante que celle des descendants d’esclaves. Les esclaves affranchis n’ont pas souhaité rester dans les plantations, du moins ceux “n’ayant pas de qualifications spécifiques comme les artisans – forgerons, charpentiers…”. La majorité a privilégié “des activités leur offrant plus d’autonomie même si elles sont moins rémunératrices comme la pêche ou la culture des légumes”, avance Vijaya Teelock. Pour Jocelyn Chan Low, cette orientation des ex-esclaves n’a pas permis une mobilité sociale comme celle des engagés indiens et leurs descendants.

Les engagés ont pu acquérir des parcelles de terre marginale qu’ils cultivaient sous cannes. Leur activité était donc directement liée à celle des gros planteurs, auxquels ils revendaient le fruit de leurs exploitations. Ce faisant, les engagés ont pu épargner. “L’enrichissement des petits planteurs d’origine indienne repose aussi sur l’accès au crédit dont ils bénéficiaient avec les marchands gujerati notamment”, selon Jocelyn Chan Low. Réaction en chaîne, l’enrichissement entraîne l’éducation et donc la formation d’une élite. Du côté des descendants d’esclaves, l’évolution butait sur les divisions internes au groupe.

L’histoire nous permet de mieux comprendre les tenants et les aboutissants du jeu social d’aujourd’hui. Il ne s’agit pas d’insister sur les différences pour cloisonner encore davantage la société. Au contraire, “il faut avoir une vision juste du passé, de notre histoire, en évitant l’écueil de sa politisation”, estime Vijaya Teelock. La période de transition menant d’un système à l’autre est primordiale dans l’histoire du pays. La population évolue, une nouvelle pyramide socio-économique se met en place.

“Notre vision du passé, parfois erronée, éclaire la façon dont nous voyons le présent”, note Jocelyn Chan Low. C’est pourquoi il est nécessaire d’avoir une interprétation juste et dépassionnée de l’histoire. “Nos aïeux venaient tous de quelque part (…) nous avons pour mission de continuer leur exil dans un lieu devenu pays natal”, écrivait Edouard Maunick. Chacun des groupes venant d’un ailleurs, ils ont dû se réinventer, reconstruire leur identité dans un milieu insulaire. Partant, ils ont également construit une nouvelle identité, portée par l’insularisme.

Les rancœurs du passé sont un frein à l’édification d’une nation qui tarde à venir. La nation mauricienne n’est qu’en gestation. L’histoire est un moyen de se connaître et de se reconnaître. Les revendications du passé polluent le chemin d’un avenir commun. L’instrumentalisation de l’histoire dans le discours politique n’augure rien de bon pour la Nation qui doit être tournée vers un avenir commun. Vijaya Teelock espère “que les cloisonnements tomberont avec les jeunes générations”. Celles-ci doivent donc “avoir conscience de leur passé”, un passé à la fois commun et pluriel. Il reste d’ailleurs de nombreuses pistes de recherches…


Gilles RIBOUET






“Liberated Slaves”

Si l’esclavage a été officiellement aboli en 1835, l’Aapravasi Ghat n’a pas vu passer que des immigrants engagés indiens. La marine britannique a, durant le XIXe siècle, arraisonné plusieurs bateaux transportant de manière illégale des esclaves originaires des côtes orientales africaines. Ces esclaves ont été appelés les “Liberated Africans”. Ils se voyaient proposer un contrat d’engagement sur les mêmes bases que les engagés indiens. Certains ont préféré regagner leur pays d’origine. Vijaya Teelock estime à 5 000 le nombre de ces “Liberated Africans”.





Les termes du contrat des engagés

Il s’agit d’un contrat libre, en ce sens que le travailleur indien accepte les conditions et s’engage volontairement. Ce contrat détermine les heures de travail, les médicaments auxquels le travailleur à droit, le salaire (Rs 5 par mois), les conditions de logement, les vêtements qui seront donnés. En s’engageant, le travailleur indien ne sait pas vers quel établissement sucrier il va être dirigé. Des ordonnances de 1864 ont apporté des modifications au statut de l’engagé.



Dates importantes

1721 : début du peuplement de Maurice alors Isle de France. L’esclavage débute dans la foulée jusqu’en 1835. 2 novembre 1834 : officiellement, arrivée des premiers travailleurs engagés indiens (72) originaires de Calcutta sur le bateau l’“Atlas”. L’engagisme prend fin officiellement en 1910, mais il faut attendre 1922 pour que le poste de protecteur des immigrants soit supprimé.





Les gens de couleur

Les groupes de descendants d’esclaves africains et d’engagés indiens ont tout deux mené à la constitution d’un groupe original, celui des gens de couleur. Issu du métissage euro-africain, euro-indien et également afro-indien, cette catégorie de la population mauricienne emprunte tant à l’Occident et à l’Afrique qu’à l’Orient. Durant l’esclavage, il s’agissait d’une mésalliance, de concubinage – et d’un interdit selon le code noir – généralement entre un Blanc et une esclave. Selon Jocelyn Chan Low, ces unions ont été, durant les premiers temps de la colonisation française, “ fréquents puisque le“ sex ratio”, totalement déséquilibré au sein de la communauté blanche, était très nettement à l’avantage des hommes”. Par ailleurs, “la morale religieuse n’était pas véritablement observée”. A ce propos, Amédée Nagapen, dans son ouvrage sur l’histoire du marronage à l’île Maurice, rapporte les propos d’un observateur de l’époque dénonçant en substance “une île où la gabegie et le désordre atteignent leur comble”.

Les Indiens engagés ont aussi contribué à l’avènement du groupe des gens de couleur. D’abord par le métissage comme l’écrivait Jean-Claude de l’Estrac dans son dernier ouvrage sur l’histoire de Maurice. L’union entre une personne d’origine européenne et une personne d’origine indienne n’était pas, à proprement parler, prohibée. Il était surtout mal vu, au même titre qu’une union entre une personne blanche et de couleur. Jocelyn Chan Low rappelle également que “de nombreux Indiens se sont convertis à l’anglicanisme”. De fait, ces convertis ont changé de nom et de prénom. L’histoire évoque un rapport sur les descendants des engagés indiens à Maurice datant des années 1940. Ce rapport, polémique, faisait état de ses conversions “dont l’une des motivations seraient de parvenir à intégrer l’administration coloniale britannique”. Cette démarche religieuse et culturelle a donc fait glisser une partie du groupe indo-mauricien dans le groupe des gens de couleur.

Des victimes oubliées du nazisme. Les Noirs et l'Allemagne dans la première moitié du XXe siècle, de Catherine Coquery-Vidrovitch



Véronique Bonnet, CENEL, Université Paris-XIII


L'ouvrage de Catherine Coquery-Vidrovitch, Des victimes oubliées du nazisme. Les Noirs et l'Allemagne dans la première moitié du XXe siècle, retrace une histoire méconnue. Certes, le sort réservé aux Noirs (Africains, métis et Noirs-Américains) durant cette période bénéficie d'une importante bibliographie en langue anglaise et germanique, cependant aucun historien français n'avait jusqu'alors consacré l'intégralité d'un ouvrage à cette question (1). En dehors de l'Hexagone, des historiens ont produit des textes de référence tel Hitler's Black Victims, The historical experiences of Afro-Germans, European Blacks, Africans, and African Americans in the nazi Era (2), Sterilisierung der Rheinlandbastarde 1918-1937 (3). Il existe également des autobiographies, Destined to Witness (4), des récits de vie, Afro-deutsche Frauen auf den Spuren ihrer Geschichte (5) ou encore de nombreux articles de presse. En contraste avec cet intérêt à l'étranger, Catherine Coquery-Vidrovitch constate que « peu de gens savent en France que les Noirs ont souffert en Allemagne - et pas seulement en Allemagne - d'une persécution analogue à celle des Juifs, des Tziganes et autres minorités martyrisées sous le régime nazi. De nombreux documents témoignent pourtant de l'existence de ces victimes oubliées du régime hitlérien (6) ».

Des victimes oubliées du nazisme restitue la terrible expérience des Noirs durant le régime nazi. L'ouvrage rappelle tout d'abord leur situation ambiguë avant 1933, période durant laquelle, malgré leur très faible présence, se développe un « racisme ordinaire (7) » qui s'origine dans la colonisation allemande (8). À l'aube du XXe siècle, une centaine de Noirs auraient vécu à Berlin, recherchés et appréciés par les linguistes allemands. Leurs témoignages laissent transparaître une mémoire relativement heureuse : leur entourage les protégeait du racisme. C'est donc moins les manifestations d'un racisme populaire qui fait progressivement basculer le sort des Noirs et des métis dans l'horreur que le développement des théories eugénistes, « l'affirmation de l'impérialisme colonial et la montée parallèle du "racisme scientifique" (9) ». Le génocide des Herero, qualifié de premier génocide par l'auteur, fut l'aboutissement de la politique coloniale dans ce qui devint l'actuelle Namibie : à partir de 1904 (10), 60 000 personnes périrent des suites d'une politique d'extermination décrétée par le général Lothar von Trotha et visant à mater la rébellion des Herero. L'obsession impériale allemande fut sans doute moins, durant cette période, focalisée sur la mise en place de Konzentrationslager (bien que le terme fût employé dans un télégramme de la chancellerie du 14 janvier 1905) que sur la hantise du métissage. En effet, l'Allemagne impériale se refusait, avec force discours et actes de répression, à reconnaître les enfants nés de viols et d'unions mixtes. Privée de ses colonies, « confisquées » par le traité de Versailles en 1919, l'Allemagne vit se renforcer, sur son territoire national, un puissant racisme anti-noir. L'occupation de la Sarre par les troupes françaises, notamment coloniales, est connue sous le terme de « honte noire ». Les fantasmes les plus délirants se muent en discours monstrueux - lesquels ne sont pas reçus comme tels à l'époque. Perçus comme de potentiels violeurs de femmes et d'enfants, les Noirs apparaissent comme des sujets dangereux dont les « vrais » citoyens allemands doivent se protéger. L'auteur résume les quatre arguments qui justifient la croissance du racisme : « le discours scientiste », « les méfaits du métissage », élément déjà évoqué, « le discours colonial d'avant-guerre » visant à légitimer le massacre des Herero et « l'humiliation nationale de la défaite ». Pseudo discours scientifique et usage politique de l'émotion permettent de renforcer les fondements d'une exclusion dès lors irréversible. Une argumentation raciste se construit également par référence à la condition des Noirs aux États-Unis : pays dans lequel la ségrégation raciale est alors encore en vigueur.

En 1933, une nouvelle étape est franchie : la nationalité allemande est retirée aux Allemands noirs, une loi de stérilisation les menace « même si elle ne les visait pas nommément (11) ». Le nazisme se dote en effet de lois destinées tout d'abord à exclure les citoyens considérés comme racialement impurs ; la minorité noire est progressivement reléguée au rang de paria. Outre la déportation dans des camps de concentration, la spécificité de l'idéologie hitlérienne consiste à résoudre la question du métissage en recourant à la stérilisation forcée. Sur ce point particulier, est développée une importante démonstration qui s'appuie sur plusieurs témoignages pour apporter les preuves de cette pratique adoptée également par les États-Unis, la Suède, la Norvège et le Danemark : la stérilisation dite « eugénique » incluant toute personne perçue par l'État comme « anormale » ou « antisociale » (12). En dépit des variations idéologiques et de justifications argumentées, la droite comme la gauche de ces pays croient alors en l'eugénisme, la gauche le pare de l'adjectif « social ». Plus de 300 « bâtards du Rhin » sont stérilisés. La précision des rapports médicaux est glaçante : « La blessure a cicatrisé en six jours sans complications. L'opération est considérée comme réussie à 100 %. Le patient a quitté l'hôpital en bonne condition (13) ». Hank Hauck livre ce témoignage lucide et terrible : « Nous avions la chance de ne pas être destinés à l'euthanasie ; nous étions seulement stérilisés. Il n'y avait pas d'anesthésie. Une fois reçu mon certificat de vasectomie, on m'a fait signer un papier par lequel je m'engageais à ne jamais avoir de relations sexuelles avec une Allemande (14) »
En dépit de la cruauté endurée, peu nombreux sont les Noirs qui quittent l'Allemagne nazie ; privés de passeport, la plupart ne peuvent se rendre dans aucun autre État. Leur vie quotidienne et, le cas échéant, celle de leur compagne blanche, bascule dans l'horreur. La couleur de leur peau les désigne comme victimes d'exactions légalement autorisées et encouragées. Isolés parce que minoritaires et visibles, leurs réflexes de survie ne peuvent qu'être individuels. Les rapports de voisinage avec les Allemands blancs sont généralement de « prudente neutralité (15) ». Dans un contexte de totalitarisme où toute parole se doit d'être discrète et relève de la pratique du « secret des familles », la prudence est de mise. Seule « une aide silencieuse » est possible. Certes, des épisodes célèbres restituent aux Noirs leur dignité, mais ils concernent surtout les Noirs des États-Unis. L'épisode bien connu des jeux olympiques de 1936, devenu symbole de résistance et infligeant à Hitler une retentissante humiliation, voit triompher deux Américains noirs, Jesse Owens, le plus célèbre, et Cornelius Johson : « Hitler quitte la tribune avant que ne soit joué l'hymne américain […] (16) ». Parmi les possibles échappatoires figurent le sport en général, le cirque et le cinéma. Mais le cinéma tel que conçu par les nazis n'améliore guère l'image des Noirs et leur estime de soi : il perpétue, dans les titres des films - « Tarzan bronzé » - les sempiternels clichés nauséeux. L'engouement de jeunes Allemands pour le jazz, considéré comme une musique « judéo-négroïde » par le ministre de la Culture, Joseph Goebbels, apporte cependant une note positive. Note qu'il convient de tempérer en rappelant que les jazzmen noirs déportés jouèrent pour les bourreaux, notamment à Terezin (17) où d'éphémères orchestres de jazz furent créés. Une image convoquée par l'auteur peut être évoquée : « […] une affiche de 1938, appelant à une exposition sur la "musique dégénérée" à Düsseldorf, montre avec ce gros titre un Noir à large chapeau haut-de-forme, au nez large écrasé et aux lèvres exagérément lippues soufflant dans un énorme saxophone. Sur le revers de sa veste, il porte une grande étoile de David et à l'oreille un anneau bien visible symbole d'homosexualité (18) ». Elle condense trois symboles de la haine nazie.

À partir de 1939, commence une politique de massacres. Les Noirs qui résident dans la France occupée en subissent les conséquences : des centaines de fusillés et, parmi eux, nombre de tirailleurs de l'armée française. Quelques voix s'élèvent dont celle de Jean Moulin refusant d'être complice des exactions de « sadiques en délire (19) ». Des Noirs sont internés dans des camps de concentration, commis aux besognes les plus basses, soumis aux palinodies des ordres reçus par leurs bourreaux : traités avec cruauté puis avec plus d'égard lorsqu'il importe de se démarquer de la politique américaine de ségrégation raciale. S'il est difficile, en raison du recensement par nationalité ou par catégorie, de déterminer exactement le nombre de Noirs internés (essentiellement issus des pays occupés par l'Allemagne nazie), peu de Noirs furent exterminés dans les chambres à gaz. Ceux qui ont survécu au nazisme ne reçurent aucune réparation après la victoire des forces alliées. La question noire fut minimisée, passée sous silence.

Au-delà de l'épisode particulier qu'elle retrace, Catherine Coquery-Vidrovitch engage une réflexion sur l'écriture de l'histoire reconnaissant l'affect qui lie le chercheur à son objet d'étude (20). Elle termine par un appel « aux jeunes chercheurs de l'Hexagone pour entreprendre [des] enquêtes [sur le sort des métis franco-allemands nés après la Libération de la France] (21) ». On retiendra la note ayant trait à l'ouvrage annoncé de Pap Ndiaye sur l'histoire des Noirs de France. L'on ne saurait conclure sans espérer que ce travail ne soit pas l'œuvre des seuls historiens, mais aussi des critiques et analystes de la littérature. Quelque « garde mémoire », tel celui de l'Association pour l'autobiographie et le patrimoine autobiographique (22), pourrait conserver des témoignages, des lettres, des autobiographies encore largement méconnus écrits par des Noirs et métis de France.

Véronique Bonnet, CENEL, Université Paris-XIII
Catherine Coquery-Vidrovitch, Des victimes oubliées du nazisme. Les Noirs et l'Allemagne dans la première moitié du XXe siècle, Le Cherche midi, 2007, coll. documents, 15 euros.

1. Signalons l'ouvrage de Joël Kotek, Le Siècle des camps, Paris, J. C. Lattès, 2000 et celui du cinéaste journaliste Serge Bilé, Noirs dans les camps nazis, Paris, Le serpent à plumes, 2005, à propos duquel Catherine Coquery-Vidrovitch note : « Son témoignage, percutant, qui a été entendu, est important, mais non dénué d'exagération militante. », p. 10.
2. Clarence Lusane, Londres, Routledge, 2002.
3. Düsseldorf, Droste Verlag, 1979.
4. Hans J. Massaquoï, William Morrow & Co inc, New York, 1999.
5. May Opitz-Ayim (éd), 1986. Catherine Coquery-Vidrovitch cite ces textes.
6. Op. cit., p. 9.
7. Sur ce thème, on peut se référer à l'ouvrage d'Ariane Chebel d'Appollonia, Les racismes ordinaires, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, « La bibliothèque du citoyen », Paris, 1998.
8. L'Allemagne a colonisé le Togo et le Cameroun ainsi que le sud-ouest africain : actuelle Namibie.
9. Op. cit, p. 29.
10. CF ordre du 2 octobre 1904, note de bas de page 31, op. cit., p. 36.
11. Op. cit., p. 56.
12. Les pays mentionnés pratiquent la stérilisation durant la première moitié du vingtième siècle.
13. Le jeune homme mutilé est arrêté par la Gestapo et conduit à l'hôpital de Cologne, il est inculpé pour « haute trahison », op. cit, p. 89.
14. Ibid., p. 90.
15. Ibid., p. 100.
16. Ibid., p. 117.
17. À propos de Terezin, on peut se référer à la préface d'Alain Finkelkraut, « L'art à Terezin » in Ruth Klüger, Refus de témoigner. Une jeunesse, Paris, Éditions Viviane Hamy, 2003 (dernière édition). Le philosophe rappelle la situation du camp : « camp de transit surpeuplé, une vitrine pour la Croix-rouge de la solution allemande à la question juive et un maillon de la solution finale, il y avait des théâtres, des conférences, des expositions, des soirées poétiques, des concerts, des premières d'opéra », p. 7.
18. p. 122.
19. Op. cit., p. 145.
20. À ce propos, on peut consulter l'article de Catherine Coquery-Vidrovitch, « L'historien, la mémoire et le politique. Autour de la " question coloniale", Cultures Sud, n° 165, avril-juin 2007. « En qualité de citoyens, l'affect des historiens est engagé comme les autres dans l'histoire immédiate », p. 55.
21. Op. cit., p. 200.
22. APA : grenette@wanadoo.fr