dimanche, janvier 31, 2010

Histoire : “Sans connaissance, on peut dire n’importe quoi”


Auteur l’an dernier des “Enjeux politiques dans l’histoire coloniale”, le professeur Vidrovitch, spécialiste de l’Histoire africaine à l’Université Paris 7 sera à la Réunion la semaine prochaine. Entretien téléphonique en amont.

Pourquoi vous êtes vous consacrée à l’Afrique ?

Catherine Coquery-Vidrovitch : “C’est très conjoncturel, très politique. En 1960, j’avais choisi de faire ma thèse d’Etat sur Paris au XVe siècle. Un professeur m’a fait remarquer qu’il serait bien ardu de passer ma vie sur un sujet pareil. On était en pleine guerre d’Algérie. Mon mari, géographe et sursitaire, a été envoyé à Oran. Je l’ai rejoint comme prof de lycée et j’ai découvert un univers superbe, des gens attachants (j’étais jeune et anticolonialiste). Alors quand j’ai rencontré l’historien Henri Brunswig qui recrutait une assistante pour l’Institut des Hautes Etudes Politiques sur les questions africaines, un sujet bien vivant, je n’ai pas hésité et je ne regrette pas d’y avoir consacré ma vie plutôt qu’au XVe siècle !

Quels liens développez-vous avec la Maison des civilisations ?


J’ai découvert cette association MCUR, que je ne connaissais pas, parce que je participe depuis la loi Taubira à la vulgarisation scientifique, notamment auprès des lycéens pour expliquer l’histoire de l’esclavage, tabou total avant cela dans l’enseignement scolaire français. Je suis très interpellée depuis 2000 par la violence et l’inefficacité des disputes françaises à propos de l’histoire coloniale et cette façon de vouloir peser le bon et le mauvais, qui est tout le contraire de ce que préconise le métier d’historien, dégagé de tout problème moral. J’avais croisé Madame Vergès, que je ne connais pas personnellement, dans différentes conférences et j’ai apprécié son travail, la façon dont elle pose les questions. Sans être toujours d’accord avec elle ! C’est important dans mon métier.

Vous participez au comité scientifique de la MCUR ?


Non. J’ai accepté cette invitation parce que ce qui m’intéresse c’est raconter. Et les épisodes qui concernent la Réunion sont au cœur de mes préoccupations. L’histoire est une scène humaine et sociale, située dans le temps et dans l’espace. La culture française résulte des héritages multiples qui se sont mêlés dans un passé complexe et cosmopolite où le fait colonial a joué et continue de jouer son rôle.

Vous êtes au courant de la controverse qui oppose ici certains historiens au contenu du programme scientifique de la MCUR ?


Non, je ne suis pas au courant. Je sais d’ailleurs peu de chose sur ce projet. J’imagine que j’en prendrai connaissance sur place. Mais être en désaccord, c’est assez fréquent entre historiens. C’est ce que j’appelle l’intersection délicate entre la mémoire, l’histoire et le politique. La mémoire varie selon les individus, les collectivités, les générations. Les points de vue peuvent changer mais la rigueur scientifique veut que l’on avance que des faits démontrés. L’historien a comme fonction de tout étudier sans tabou. Il n’est pas un moraliste. Des faits se sont produits et ont entraîné des conséquences complexes dont on ne peut dire s’ils sont négatifs ou positifs. J’étudie tout ça. Ce qui ne m’empêche pas d’avoir mon avis en tant que citoyenne. L’important pour les historiens, c’est de pouvoir se rencontrer, s’entendre, ne pas travailler l’un contre l’autre, mais apporter chacun sa petite pierre. Tout est si compliqué.

De quoi allez-vous parler aux scolaires la semaine prochaine ?


Aux plus jeunes, j’expliquerai l’Afrique avant la colonisation et aux grands, je parlerai de la colonisation et de la décolonisation. J’aime ces rencontres qu’impose la loi Taubira. Elle se fonde sur l’idée que sans connaissance, on peut dire n’importe quoi.

Et sur quoi va porter votre conférence publique ?

Je vais essayer de retracer la longue histoire de l’Afrique sub-saharienne, comme on dit aujourd’hui à l’instar des Anglo-saxons, pour parler avec neutralité d’une zone géographique qui était essentialisée, auparavant, par un trait physique, l’Afrique Noire. J’aborderai les grandes étapes de cette histoire, mondialisée depuis les origines à la dimension des mondes successifs jusqu’à l’arrivée de notre monde global d’aujourd’hui. L’histoire de l’humanité est partie de là. L’Afrique a donné de grandes expansions de population internes (exemple : celle du peuple de langue bantoue répandu en deux ou trois millénaires sur le continent). Elle a connu la conquête qui a focalisé une partie de l’héritage africain autour de la Méditerranée ; l’arrivée des arabo-musulmans qui ont créé un choc durable transformant le continent ; les traites négrières... L’esclavage, entre Atlantique et océan Indien, a placé l’Afrique au centre du monde économique comme l’avait déjà fait l’or, au Moyen Âge, et plus tard, l’essor économique partant d’Angleterre, gros consommateur d’oléagineux, notamment, et puis la colonisation. Une suite d’événements en rapport avec l’extérieur du continent qui, pour autant, a continué à avoir une vie intérieure dans chacun de ses 65 états indépendants... Au total, une histoire extrêmement longue, chahutée, complexe, au synchrétisme à la fois culturel et religieux.. Pas juste une Afrique Noire qui vit dans la tradition, préjugé présent dans la tête de bien de mes concitoyens.”

Propos recueillis par Marine Dusigne

L’Afrique au cœur des mondialisations dans l’Histoire”. Conférence publique de Catherine Coquery-Vidrovitch le 5 février à 18h à l’hémicycle Pierre Lagourgue, Hôtel de Région, Saint-Denis.

Février, le mois de l’histoire des Noirs: l’heure est à la fête.


Le Mois de l’histoire des Noirs célébré annuellement en février au Canada et aux Etats-Unis, souligne les nombreuses réalisations et contributions des Canadiens et Canadiennes d’origine africaine. Rappelons que c’est officiellement en 1995 que le Canada a instauré cet évènement, suite à une motion déposée à la Chambre des Communes du Canada par la députée noire Jean Augustine.

Le mois de l’histoire des Noirs représente une occasion unique de célébrer les nombreuses réalisations et contributions des afro-canadiens et afro-américains qui ont contribué dans le passé et contribuent encore au présent, à développer le Canada et les Etats-Unis, des pays culturellement diversifiés qu’ils sont devenus aujourd’hui. De plus, ce mois est aussi une opportunité pour la majorité des citoyens d’en apprendre davantage sur les expériences politiques, sociales, artistiques et culturelles des Noirs et du rôle vital que cette collectivité a joué tout au long de l’histoire de l’Amérique.

a première personne d’origine africaine à mettre les pieds en sol aujourd’hui devenu le Canada, est arrivée il y a quelque 400 ans. On croit que c’est en 1604 que Mathieu Da Costa (crédits photo: wikipédia) arriva avec les explorateurs français Pierre Du Gua De Monts et Samuel de Champlain. Homme libre, M. Da Costa travailla en tant qu’interprète, servant de lien précieux entre le peuple Mik’maq et les Européens. L’esclavage a existé au Canada de 1628 jusqu’à son abolition au Haut-Canada en 1793, puis dans tout l’Empire britannique en 1833. Le premier esclave connu, Olivier LeJeune, fut enregistré en 1628. On l’amena au Canada de l’Afrique dès sa jeune enfance, où on lui donna le nom de l’un de ses propriétaires, un prêtre.

Quelques faits historiques ayant marqué l’histoire des Noirs:

1807: Abolition officielle de la traite des Noirs aux Etats-Unis et en Angleterre

1833: Abolition de l’esclavage dans les colonies britanniques.

1848: Abolition de l’esclavage dans les colonies françaises

1956: Fin de la ségrégation raciale aux Etats-Unis

1965: Signature de la loi sur le droit de vote des Noirs américains.

2008: Élection du premier noir des Etats-Unis, M. Barack Obama

Afrikamérik vous propose 3 sites qui offrent des informations intéressantes sur le Mois de l’histoire des Noirs:

* Histoire des Noirs au Canada: http://www.histoiredesnoirsaucanada.com/index.php?lang=fr Des informations détaillées sur différents volets de la contribution des Noirs au Canada.

* Citoyenneté et Immigration Canada: http://www.cic.gc.ca/francais/multiculturalisme/noirs/index.asp. Ce ministère canadien propose plusieurs activités grand public et un concours de dessin pour les jeunes appelé le “défi Mathieu Da Costa”.

* Africlassical.com, un site bilingue sur l’héritage africain dans le monde de la musique classique: http://chevalierdesaintgeorges.homestead.com/Accueil.html

jeudi, janvier 28, 2010

HAÏTI - Dix dates-clés d'une histoire chaotique


1492. Christophe Colomb débarque sur une île qu'il baptise Española ("l'Espagnole"), puis Hispaniola, car elle lui rappelle les paysages de Castille. Commence l'exploitation intensive des gisements d'or de l'île, qui contribue à décimer les populations locales. Un demi-siècle après l'arrivée des Espagnols, on ne compte plus que quelques milliers d'Amérindiens. Charles Quint autorise, pour pallier le manque de main-d'oeuvre, l'importation d'esclaves venus d'Afrique.

1697. A la suite du traité de Ryswick, les Espagnols renoncent au tiers occidental de l'île, sur laquelle ils reconnaissent la souveraineté française. Commence un essor spectaculaire, qui fait surnommer Saint-Domingue la "Perle des Antilles".

1791. Début de la révolte des esclaves, premier acte de la révolution de Saint-Domingue. Une figure émerge : celle d'un affranchi, Toussaint Louverture. L'île est réunifiée après le traité de Bâle (1795).

1804. Le 1er janvier, quelques mois après la mort en captivité de Toussaint Louverture, Jean-Jacques Dessalines proclame l'indépendance d'Haïti. Les derniers colons blancs sont massacrés, la plupart des plantations désertées par les anciens esclaves. L'agriculture haïtienne cesse d'être exportatrice pour se tourner vers des cultures de subsistance. La déforestation commence. En 1809, la partie orientale de l'île se rattache à l'Espagne. Elle reviendra sous domination haïtienne en 1822.

1825. Le président Jean-Pierre Boyer obtient la reconnaissance par la France de l'indépendance d'Haïti, en échange du paiement d'une indemnité de 150 millions de francs-or, ramenée par la suite à 90 millions. Toute menace de reconquête est écartée, mais cette dette contribue à l'asphyxie économique du pays. Elle sera réglée par échéances jusqu'en... 1888 !

1844. La partie espagnole de l'île fait définitivement sécession, alors qu'Haïti est rongée par des violences endémiques. La révolte agraire "des piquets" est durement réprimée. La société se structure dans l'affrontement entre l'élite mulâtre et la population noire.

1915. A la faveur d'émeutes ayant fait plusieurs centaines de morts à Port-au-Prince, l'armée américaine s'installe en Haïti, provoquant un profond rejet dans l'immense majorité de la popluation. Les Américains quitteront le pays en 1934.

1957. François Duvalier, dit "Papa Doc", est élu sur la base d'un programme très hostile aux mulâtres. Il s'appuiera sur une milice paramilitaire, les "tontons macoutes", dans un climat de corruption généralisée. A sa mort, en 1971, son fils Jean-Claude, "Baby Doc", 19 ans, lui succède. Il sera chassé du pouvoir en 1986.

1994. L'armée américaine revient en Haïti, pour ramener au pouvoir le président Jean-Bertrand Aristide, élu en 1990, et chassé par un coup d'Etat militaire en 1991.

2004. Haïti fête le bicentenaire de son indépendance dans le chaos politique : le président Aristide est chassé en février. L'ONU crée une mission internationale de stabilisation, la Minustah.
Jérôme Gautheret

mardi, janvier 26, 2010

Le séisme de 1839 en Martinique

Occasionnant la destruction quasi totale des habitations, le séisme de 1839 a fait plus de 300 morts à Fort-de-France (alors appelée Fort-Royal). Au lendemain de la catastrophe du 11 janvier 1839, au sujet de la ville de Fort-Royal, le Gouverneur de la Martinique rapporte au Ministre de la Marine et des Colonies:

<< Hier, un peu avant le jour, un horrible tremblement de terre s’est fait sentir ; il n’a pas duré une minute, mais trois fortes secousses ont eu le plus déplorable effet : la moitié de la Ville est renversée sur le sol, et le reste, trop ébranlé pour offrir un asile sûr à la population qui bivouaque en partie sur les places publiques sous des tentes improvisées à la hâte… L’Hôpital n’existe plus : ce qu’il renfermait de malades a été enseveli sous ses immenses ruines, que des centaines d’hommes travaillent à déblayer. Il ne reste plus que la partie inférieure de l’ancien édifice où s’entassent les blessés que l’on apporte à tout instant du milieu des décombres où on les cherche…

C’était un lugubre spectacle que cette ville perdue dans une sombre atmosphère de poussière noire d’où s’élevait un effroyable cri de terreur et de désolation…>>


Plaque commémorative du Séisme du 11 janvier 1839

lundi, janvier 25, 2010

La marche vers les indépendances


Le Congolais Patrice Emery Lumumba, en 1960© AFP

Portraits des acteurs de l’Afrique francophone libre et récit de l’inexorable processus qui a redessiné la carte du monde.

L’an 1960, dont Jeune Afrique entend célébrer le jubilé, n’est pas seulement une date symbolique de la décolonisation de l’Afrique ; il est, objectivement, celui au cours duquel dix-sept États africains, presque subitement, accédèrent à l’indépendance. Dans l’ordre chronologique : Cameroun, Sénégal, Togo, Madagascar, Congo-Léopoldville (RD Congo), Somalie, Dahomey (Bénin), Niger, Haute-Volta (Burkina), Côte d’Ivoire, Tchad, Centrafrique, Congo-Brazzaville, Gabon, Soudan français (Mali), Nigeria, Mauritanie. Il faut observer que l’ère coloniale, période historique précédant la décolonisation, et qui avait interféré avec une accélération inédite de l’histoire politique, diplomatique, économique, sociale, démographique et technique du monde, avait elle aussi été brève : soixante-quinze ans, si l’on adopte le repère initial généralement retenu, celui de la conférence de Berlin (1884-1885).



Le monde, en 1959, vit dans l’équilibre de la terreur, dans une guerre froide qui se poursuit d’embrasements plus ou moins locaux en précaires embellies. Cette année-là, en Afrique, oriente d’abord les projecteurs sur un vaste territoire qui ne faisait guère parler de lui. Premier producteur mondial de cobalt et de diamant, sixième de cuivre et de manganèse, le Congo belge présente une façade de prospérité dans ses villes parmi les plus modernes d’Afrique subsaharienne : Léopoldville (Kinshasa) et Élisabethville (Lubumbashi). Les investissements sociaux – logement et santé publique – y sont plus développés que dans les territoires voisins. Enrichis par ce fleuron du pacte colonial, les Belges ont célébré orgueilleusement, en 1956, le cinquantenaire de l’Union minière du Haut-Katanga (l’actuelle Gécamines), convaincus, en voyant s’effriter les empires français et britannique, qu’ils sont en train d’accomplir une œuvre coloniale exemplaire.



Le Congo belge de 1959

Car le peu d’agitation politique reste verbal, et circonscrit dans le très petit cercle des « évolués ». L’Abako (Association des Bakongos) s’est politisée depuis 1954 sous l’influence de Joseph Kasa-Vubu ; elle revendique la restauration du royaume kongo. Dans une perspective semblable, Godefroid Munongo est l’un de ceux qui créent, en octobre 1958, la Conakat (Confédération des associations tribales du Katanga). Il n’existe aucune assemblée représentative, fût-elle consultative, et les seules élections qui ont eu lieu, en 1957 et en 1958, étaient communales.

Or l’accélération de l’histoire dans les territoires voisins de l’Afrique-Équatoriale française commence à retentir de ce côté-ci du fleuve. La baisse des cours des matières premières a engendré une récession et du chômage. En même temps que la Conakat est né le Mouvement national congolais (MNC), seule formation politique de type moderne et interethnique. Parmi ses fondateurs figurent Patrice Lumumba et Albert Kalonji.



Le dimanche 4 janvier 1959, une réunion de l’Abako est interdite au dernier moment à Léopoldville. Elle se transforme en manifestation, que la police charge violemment. En quelques heures, une émeute embrase la ville, les policiers protégeant les quartiers européens. Pendant deux jours, des voitures sont incendiées, des centres sociaux et des missions saccagés, des boutiques portugaises pillées. Le calme revenu, on compte officiellement quarante-neuf morts et officieusement deux cents, tous africains. Quarante-neuf Européens sont parmi les centaines de blessés. Les leaders de l’Abako sont arrêtés.

La panique se propage de Léopoldville à Bruxelles, où les milieux politiques virent en un instant de l’immobilisme insouciant à l’activisme brouillon. Dès le 13 janvier, une série de mesures sont adoptées par le gouvernement, tendant à mettre en place, dans un délai d’un an, des assemblées partiellement élues par les Congolais, à abolir la discrimination, à développer l’instruction, à relever les salaires… Et c’est le roi Baudouin Ier, jusqu’alors otage du « lobby katangais » à travers son père, l’ex-roi Léopold III, qui lâche le mot magique, annonçant que l’indépendance sera au terme du processus qui s’amorce, la Belgique y conduisant sa colonie « sans atermoiements funestes, mais sans précipitation inconsidérée ».




Une course folle


Pronostic hasardeux : il y aura et des atermoiements et de la précipitation. Les atermoiements viennent d’abord du gouverneur Henri Cornélis, qui freine l’application des réformes. La précipitation se traduit par une course folle entre le gouvernement belge, enfin décidé à conduire un mouvement inéluctable, et les leaders congolais, dont les partis s’organisent, s’affrontent, éclatent et se rapprochent. Sans parler des éphémères micropartis qui pullulent.

Dans la perspective des élections, prévues pour décembre, les mouvements ethniques se muent en partis. Mais ils se savent incapables d’exercer leur influence à l’échelle d’un vaste territoire. Ils échafaudent donc des projets sécessionnistes. Le plus radical est la Conakat, dirigée par Moïse Tshombé, auprès de qui les dirigeants des entreprises minières du Katanga et de la Rhodésie du Nord (Zambie) voisine font miroiter l’eldorado que serait un Katanga indépendant.



Face à ces groupes régionalistes qu’encouragent les missionnaires, l’administration semble, un moment, accorder sa préférence à ce qu’on appelle désormais le MNC-Lumumba. C’est, en effet, le seul parti unitaire. Mais, du 23 au 29 novembre, à Stanleyville (Kisangani), le congrès du MNC-L décide de boycotter les élections et de lancer un « plan positif pour la libération immédiate du Congo ». C’est la rupture avec les autorités, qui arrêtent Lumumba. Non sans peine : les militants protègent leur leader, et la police tire ; il y a vingt morts (chiffre officiel).

Entre-temps, le gouvernement belge a rejeté le plan du ministre des Colonies, Van Hemelrijck, prévoyant, pour janvier 1960, l’élection d’une Assemblée constituante et la mise en place d’un gouvernement provisoire. Au lieu de cela, il est décidé d’organiser, en janvier, une table ronde sur l’avenir du Congo. Du coup, tout le monde se désintéresse de la consultation de décembre, qui doit mettre en place des structures dépassées avant d’exister.

L’année se termine étrangement. Les premières élections générales organisées dans ce pays sont un non-événement. L’organisation politique est, à peu près, au degré zéro, comme dans les colonies anglaises et françaises quinze ans plus tôt. Or – mais, évidemment, personne ne l’imagine – le Congo sera indépendant dans six mois : avant le Nigeria et la plupart des colonies françaises.



Du côté de la France

L’Union française est morte en 1958. La IVe République, qui l’a entraînée dans sa chute, était la fille de la France libre, que Charles de Gaulle, après la défaite de 1940 sur le sol métropolitain, avait assise sur l’empire ultramarin. Sa brève histoire fut celle d’une puissance coloniale s’accrochant à un passé glorieux et incapable de conduire un grand dessein pour l’avenir de l’ensemble africain encore réuni sous son drapeau, si ce n’est en réagissant aux initiatives des peuples colonisés et du monde extérieur. Elle succomba sous un dernier coup de boutoir donné en terre africaine non par les Africains secouant le joug, mais par des Français qu’aveuglait leur nostalgie, à Alger le 13 mai 1958.

Pourtant, à la même époque, il ne reste plus qu’une étape à franchir avant que les Républiques africaines de l’ex-empire français accèdent à la souveraineté internationale. Car les blocages ne sont pas les mêmes concernant de lointains territoires tropicaux qu’en Algérie, où vivent, sur les bords de la Méditerranée occidentale, « lac français », un million de « Français de souche » ou prétendus tels. Le lobby colonial d’Afrique noire a tiré ses dernières cartouches. Et le gouvernement de la Ve République naissante a besoin de présenter une image de décolonisateur au concert des nations devant lequel sa politique algérienne le met en mauvaise posture.



1945 : des Africains à Paris


« Veut-on que la France devienne une colonie de ses anciennes colonies ? » s’exclamait Édouard Herriot à l’Assemblée constituante en 1946, devant le projet d’extension de la citoyenneté française à tous les ressortissants de ce qui allait devenir l’Union française. Outrance de langage ? Nullement : la vision apocalyptique de l’ancien président du Conseil n’était pas autre chose que ce qui serait advenu si la doctrine de l’assimilation des peuples colonisés avait été appliquée jusqu’à son terme logique. Autant dire qu’elle manquait de réalisme.

Dans une certaine mesure, c’est quand même selon cette ligne que furent accomplis les premiers pas sinon de la décolonisation, du moins de l’accession des Africains à des responsabilités politiques. En effet, alors qu’ils ne jouissaient, dans leurs territoires respectifs, que de droits civiques restreints, des députés « nègres » légiférèrent à Paris, à partir de 1945, avec les mêmes pouvoirs que leurs collègues métropolitains ou des départements d’outre-mer. S’ils intervenaient surtout dans les débats qui portaient sur les colonies, leurs votes furent souvent décisifs en politique intérieure, dans un Parlement où les majorités se faisaient et se défaisaient à quelques voix près : ils renversèrent l’éphémère gouvernement de Robert Schuman en 1948 ; ils empêchèrent Christian Pineau d’être investi président du Conseil en 1955.



Neuf d’entre eux furent membres du gouvernement (Lamine Guèye, Joseph Conombo, Fily Dabo Sissoko, Léopold Sédar Senghor, Félix Houphouët-Boigny, Hamadoun Dicko, Modibo Keita, Hubert Maga et Hamani Diori) et trois se succédèrent à la vice-présidence de l’Assemblée nationale (Mamadou ­Konaté, ­­Modibo Keita et Hamani Diori). Après le succès du Rassemblement démocratique africain (RDA) aux élections de 1956, les députés de ce parti furent plus nombreux que ceux de l’Union démocratique et socialiste de la résistance (UDSR) de René Pleven et de François Mitterrand, avec lesquels ils formaient un groupe parlementaire : le groupe UDSR-RDA qui devint RDA-UDSR.

D’autres Africains siégeaient au Sénat, au Conseil économique et social, ainsi que, bien entendu, à l’Assemblée de l’Union française. Un tel aréopage réuni à Paris facilita la création de grands regroupements interterritoriaux autant que le débat d’idées.



Créé dès octobre 1946, le RDA entendait rassembler tous les élus d’Afrique noire et les affranchir de la tutelle des partis français. Ceux-ci firent échouer l’opération par leurs manœuvres. Le Parti communiste (PC) couva l’œuf ; ce que voyant, la SFIO (socialiste) empêcha ses adhérents d’aller au congrès constitutif de Bamako, et aboutit ainsi au résultat inverse de ce qu’elle voulait, précipitant le RDA dans les bras du PC. Le premier parti africain resta apparenté aux communistes pendant quatre ans, ce qui, dans le climat de la guerre froide, le faisait apparaître « dans l’orbite de Moscou » et le jeta dans l’opposition systématique, au détriment de son efficacité. Il n’en joua pas moins un rôle déterminant dans la décolonisation.

Les Indépendants d’outre-mer (IOM) n’ont jamais été un parti structuré comme le RDA. Ils se sont constitués au début de septembre 1948 comme groupe parlementaire, sous l’impulsion de deux démissionnaires du RDA qui n’avaient pas pu obtenir le désapparentement du parti à l’égard du PC : le Béninois Apithy et le Togolais Martin Aku, avec des non-inscrits. S’étant séparé de la SFIO, Senghor les rejoignit un mois plus tard. Devenus le groupe africain le plus important après les élections de 1951, les IOM se transformèrent en mouvement au congrès de Bobo-Dioulasso en février 1953.




1953 : pour ou contre la fédération


À ce congrès, Senghor, soulignant l’ineptie du concept assimilationniste et réfutant l’indépendance, fit adopter le projet de transformation progressive de l’Union française en une fédération d’États, en une « République française une et divisible ». L’idée était lancée, pour ou contre laquelle allait se cristalliser le processus de décolonisation, puis s’opposer tendances et dirigeants. Qu’à l’intérieur de cette fédération subsistassent les « fédérations primaires » d’Afrique-Occidentale française (AOF) et d’Afrique-Équatoriale française (AEF) allait encore de soi. Ce serait bientôt une autre pomme de discorde.


1956 : Cameroun et Togo, cas particuliers


On ne parlait donc pas encore sérieusement d’indépendance dans les fédérations d’Afrique francophone. Il en allait différemment à Madagascar, au Cameroun et au Togo.

En mars 1946, les députés malgaches avaient présenté à l’Assemblée constituante une proposition de loi abolissant la colonisation et créant un État libre au sein de l’Union française. La rébellion de 1947-1948 fut noyée dans le sang de dizaines de milliers de tués, mais non la revendication d’indépendance.



Cameroun et Togo, territoires sous tutelle des Nations unies associés à l’Union française, étaient gérés à peu près comme les colonies, mais la France devait tenir compte de la double pression exercée par l’ONU et par les leaders politiques s’appuyant sur un statut qui devait mener leurs peuples à « la capacité à s’administrer eux-mêmes ou à l’indépendance ». Créée en avril 1948, l’Union des populations du Cameroun, principal parti nationaliste de ce territoire, devait entrer en dissidence en mai 1955, marquant l’évolution politique du sceau d’une lutte armée. Au Togo, la France mit en œuvre des réformes, tout en écartant le CUT (Comité d’unité togolaise) nationaliste de Sylvanus Olympio par des trucages électoraux.

La loi-cadre de 1956-1957 fut la grande étape à la fin de la IVe République, et révélatrice du clivage entre RDA et IOM. Les élections de janvier 1956 à l’Assemblé nationale avaient permis la formation d’un gouvernement de centre gauche succédant à un cabinet de centre droit. Mais une évolution inverse s’était produite en Afrique. Le RDA, devenu un parti modéré, se contentait de réclamer des réformes économiques et sociales dans une « communauté franco-africaine » recrépie. Il était revenu en force à l’Assemblée nationale, avec neuf députés au lieu de trois. Les IOM, qui poursuivaient la radicalisation de leurs revendications, avaient perdu la moitié de leurs quatorze sièges.



En bonne logique de régime parlementaire, Houphouët-Boigny avait remplacé Senghor au gouvernement. Soucieux d’affranchir la Côte d’Ivoire de la tutelle de Dakar, il contribua à faire prévaloir le démembrement des fédérations d’AOF et d’AEF. Du coup, la loi-cadre accorda bien une personnalité politique aux territoires, dotés d’une Assemblée et d’un Conseil de gouvernement, mais les pouvoirs antérieurement exercés par Dakar et Brazzaville, s’ils furent partiellement dévolus aux territoires, furent considérablement ramenés à Paris. Violant la Constitution avec l’accord tacite du Parlement, le gouvernement mit objectivement l’Afrique sur la voie des indépendances, même s’il n’en était nullement question dans les textes et guère plus dans les idées, mais il établit la balkanisation dénoncée par Senghor et ses amis.

Cependant, le Togo britannique ayant choisi le rattachement au futur Ghana, le Togo français devint une république autonome dès le 30 août 1956. Le Cameroun, où les maquisards étaient passés à l’offensive en décembre 1956, devint un État sous tutelle en mai 1957, avec un statut intermédiaire entre celui des territoires autonomes, entré en application un mois plus tôt, et celui du Togo.

Les élections municipales de décembre 1956 portèrent à la tête de sept villes d’Afrique noire des hommes qui seraient bientôt chefs d’État : Apithy à Porto-Novo, Boganda à Bangui, Houphouët-Boigny à Abidjan, Keita à Bamako, Mba à Libreville, Touré à Conakry et Youlou à Brazzaville.



1958 : une communauté transitoire

Quant aux grands partis, ils ont évolué en désordre. Les IOM, devenus Convention africaine, ont adopté le projet de Senghor, qui était une complexe pyramide de fédérations. Le RDA, qui avait conquis la moitié des sièges dans les assemblées territoriales d’AOF et plus du quart dans celles d’AEF, s’est rallié à la lutte contre la balkanisation, aux exceptions notables d’Houphouët-Boigny et du Gabonais Léon Mba. Le leader ivoirien s’est orienté, néanmoins, vers l’idée d’une fédération franco-africaine… au moment où Senghor l’estimait dépassée et proposait une confédération. Enfin, en mars 1958, la plupart des partis autres que le RDA se sont unis au sein du Parti du regroupement africain (PRA).

On est donc en pleine effervescence quand, de Gaulle revenu au pouvoir, le comité constitutionnel va mettre sur pied la Communauté franco-africaine. Ministre d’État, Houphouët-Boigny préside le groupe de travail pour l’outre-mer, où la querelle du fédéralisme bat son plein. Il parvient à faire écarter les fédérations primaires. Le débat rebondit sur la structure de la Communauté. Le PRA durcit sa position, sous l’influence du Guinéen Sékou Touré et du Nigérien Djibo Bakary, qui lance le slogan : « L’indépendance d’abord. Le reste ensuite. » Senghor essaie de faire adopter un système confédéral incluant le droit de sécession assorti de garde-fous. De Gaulle tranche, prenant le parti du leader ivoirien : l’autodétermination s’exercera une fois pour toutes, dans chaque territoire, par le référendum constitutionnel. Le choix sera entre l’indépendance immédiate – étant entendu qu’on « ne peut concevoir un territoire indépendant et une France qui continuerait de l’aider » – et l’intégration à jamais dans une Communauté fédérale.



8 août 1958, à Paris. Le président du Conseil comprend vite que la plupart des Africains ressentent l’alternative comme un chantage et que, si le oui au référendum implique renonciation au droit à l’indépendance, la Communauté sera balayée. Les plus lucides savent qu’aucun contrat n’est éternel. Le Malgache Philibert Tsiranana confie à des journalistes : « Dans un an ou dans un siècle, Madagascar sortira de la Communauté. Sans doute très prochainement. » Mais beaucoup ressentent un affront. Alors, le 24 du même mois, à Brazzaville, de Gaulle fait la concession décisive, reconnaissant le droit de sécession « au bout d’un certain temps [qu’il] ne précise pas ». La Communauté ne sera qu’une transition.

Tous ne considèrent pas l’affront lavé pour autant. Le 28 septembre 1958, la Guinée vote non et accède à l’indépendance. Elle en retire un prestige certain, mais elle le paiera cher.



La Communauté franco-africaine est née. Fédération sans véritable cadre institutionnel, elle est floue. Elle le restera tant et si bien qu’elle disparaîtra sans jamais être formellement dissoute.

Donc, au début de 1959, des ex-colonies françaises d’Afrique subsaharienne et de l’océan Indien, une est indépendante ; deux – Cameroun et Togo – le sont presque ; douze sont des républiques autonomes au sein de la Communauté ; les Comores et Djibouti demeurent des territoires d’outre-mer, et la Réunion un département. Ultime paradoxe ivoirien : alors que les nouvelles Républiques n’ont, évidemment, plus d’élus au Parlement français, Houphouët-Boigny reste ministre, dans le gouvernement Debré, jusqu’au 21 mai.



1959 : les derniers soubresauts des colonies

Les fédéralistes n’ont pas dit leur dernier mot. Le 17 janvier, Dahomey (Bénin), Haute-Volta (Burkina), Soudan français (Mali) et Sénégal adoptent la Constitution de la Fédération du Mali, que les quatre Assemblées ratifient dans les quinze jours. Mais, un mois plus tard, attirés dans l’orbite de la Côte d’Ivoire, les deux premiers s’en sont retirés. La Mauritanie, que le Maroc revendique comme partie de son territoire, reste à l’écart. Avec pour président et vice-président du gouvernement fédéral les Premiers ministres des Républiques membres, Modibo Keita et Mamadou Dia – Senghor étant président de l’Assemblée fédérale –, la Fédération à deux va animer la Communauté pendant un an et demi.

En Afrique-Équatoriale française, le Centrafricain Barthélemy Boganda, apôtre des États-Unis d’Afrique latine, meurt le 29 mars, victime d’un accident d’avion. Mais son projet de maintien de la fédération d’AEF, en attendant de l’élargir vers le sud, avait été enterré avant lui sous les particularismes.

Le 30 mai, Dahomey, Haute-Volta et Niger forment avec la Côte d’Ivoire le Conseil de l’entente, organe de concertation sans structure d’union, auquel sa souplesse – et le fonds de solidarité alimenté par Abidjan – permettra de survivre à tous les différends politiques.



Le dernier acte de l’année se joue de juillet à décembre. Regroupant les deux principales formations du Mali, l’UPS sénégalaise et l’US-RDA soudanaise, le Parti de la Fédération africaine (PFA) se prononce pour l’indépendance au sein d’une communauté transformée en confédération. Houphouët-Boigny réagit d’abord violemment, puis se retire sous sa tente. Le 11 décembre, présidant le conseil exécutif de la Communauté, réuni à Saint-Louis (Sénégal), de Gaulle annonce l’accord de la France. Dans un climat de profonde émotion, il le confirme, le surlendemain, devant l’Assemblée fédérale à Dakar. Le 15 décembre, Tsiranana demande l’indépendance pour Madagascar. Les négociations franco-maliennes et franco-malgaches pour le transfert de souveraineté s’ouvriront bientôt.

Houphouët-Boigny avait gagné la première manche ; il a perdu la seconde. Pragmatique, il en tirera les leçons. Le rideau peut se lever sur 1960.

Premier anniversaire de la mort de Boubacar Joseph Ndiaye, les 6 et 7 février


APS) - La commune d'arrondissement de Gorée organise les 6 et 7 février prochains, une série de manifestations à l'occasion du premier anniversaire de la disparition de Boubacar Joseph Ndiaye, conservateur de la Maison des esclaves de l'île, a annoncé le maire de l'île, dans un entretien exclusif avec l'Agence de presse sénégalaise.

''Le 6 février correspond à la date anniversaire de la disparition de Boubacar Joseph Ndiaye. A cette occasion, la commune de Gorée a décidé de lui rendre hommage'', a notamment dit Me Augustin Senghor.

Il a indiqué que le programme des manifestation sera ''sobre et léger'', pour cette première édition qui débutera par un ''pèlerinage'' au cimetière de Cambérène, où repose l'homme. ''Nous allons organiser une manifestation dans la sobriété, parce que le décès est encore frais dans les mémoires. Le programme est très léger. Il tournera autour de trois axes'', a expliqué Me Senghor.

Boubacar Joseph Ndiaye est décédé le 6 février 2009 à l'âge de 86 ans. D'abord ancien combattant, il a assuré plus tard les fonctions de conservateur de la Maison des esclaves de Gorée. A ce poste, il a contribué comme personne à faire connaître l'enfer quotidien des esclaves, détenus dans cette île située à 3 Km au large de Dakar avant d'être expédiés en Amérique.

Pour le premier anniversaire de sa disparition, il est prévu un hommage religieux, avec le pèlerinage au cimetière de Cambérène et une séance de récitations du Coran. A ce sujet, le maire de Gorée a signalé que les organisateurs ont déjà rendu visite aux chefs religieux layènes de Cambérène, pour les en informer.

Le programme prévoit, le 7 février, une messe, un pèlerinage à la Maison des esclaves de Gorée, lieu où il a travaillé pour perpétuer la mémoire de la traite des esclaves, une conférence-débat autour de l'œuvre de Boubacar Joseph Ndiaye.

Dans la soirée du 7 février, il y aura, annonce Me Augustin Senghor, un spectacle ''Sons et lumières'' dédié à l'ancien conservateur de la Maison des esclaves. ''Nous avons pu mobiliser le budget avec le soutien du Ministère de la Culture. Au-delà des Goréens, c'est le Sénégal et la communauté internationale qui expriment un devoir de mémoire'', a indiqué le maire de Gorée.

Il a ajouté : ''Il s'agit de perpétuer cet hommage au mois de février de chaque année, en lui donnant un autre cachet. A l'occasion de l'édition 2010 du Gorée Diaspora Festival, nous allons aussi lui rendre hommage d'une autre manière, à travers des manifestations auxquelles la diaspora noire sera associée''.

''Je pense que Gorée et l'ensemble du Sénégal doivent beaucoup à Boubacar Joseph Ndiaye. Si Gorée est aujourd'hui connue connue comme lieu de mémoire de la traite négrière et a été classée sur la liste du Patrimoine de l'Humanité par l'UNESCO, on le doit essentiellement à cet homme'', a justifié Me Augustin Senghor.

Selon lui, d'autres sites se sont orientés dans cette voie en s'inspirant de l'exemple de Boubacar Joseph Ndiaye. ''Nous voyons que des mémoriaux sont organisés un peu partout. Il ne faudrait pas que nous péchions par oubli. Et c'est le rôle de la mairie'', a-t-il dit.

La traite négrière et l’esclavage sont une »catastrophe historique » (officiel chinois)

Le chef du département international du Comité central du Parti communiste chinois (PCC), Wang Jiarni, a qualifié dimanche de »catastrophe historique », la traite négrière et l’esclavage.
‘’Je viens de visiter la Maison des esclaves et la porte du voyage sans retour. J’ai un sentiment bien lourd. A mon avis, cela constitue vraiment un catastrophe historique pour les peuples africains » a-t-il déclaré, après signer le livre d’or de ce site (…)

mardi, janvier 19, 2010

René Maran : un écrivain engagé dans la défense des Noirs ?


Hommage à l'écrivain à l'occasion du cinquantième anniversaire de sa mort

Résumé

Le Centre international de recherches sur les esclavages (CIRESC) organise dans le cadre du projet européen EURESCL (7e PCRD), un colloque international en hommage à René Maran pour le cinquantième anniversaire de sa mort. L’année 2010 de commémoration des indépendances africaines est aussi celle du cinquantenaire de la mort d’un de ceux qui, le premier, prit la plume pour s’engager en faveur des colonisés d’Afrique noire.

Annonce


René Maran (1887-1960) peut en effet être considéré à bien des égards comme un initiateur de l’anticolonialisme. Fils d'un administrateur colonial guyanais et d'origine esclave, son engagement politique et militant puise aux années qu'il a passées en Oubangui Chari comme commis de l’administration coloniale. Il y trouve l’inspiration du roman Batouala primé par le Goncourt en 1921, alors même qu'il contient une préface dénonçant sans vergogne les abus de la colonisation en Afrique équatoriale française. Erigé après sa mort en « précurseur » de la Négritude par Senghor, il reste sans conteste une référence incontournable de l’histoire coloniale et de la littérature « noire ».

Ce colloque organisé en son hommage sera cependant l’occasion d’interroger ces évidences, tant il semble qu’elles aient souvent contribué à masquer l’écrivain tout autant que son œuvre. Quels ont été précisément les apports réels, mais aussi imaginés, de l’œuvre de René Maran dans les histoires intellectuelle, culturelle et politique des espaces américain, africain et européen ? Qu’a René Maran à nous apprendre sur son temps ? Quels ont été les échos de ses pensées politique et littéraire en Europe, dans les Amériques et en Afrique ? Selon quelles temporalités ? Quelle a été sa contribution aux différentes « questions noires » de l’espace atlantique au cours de 20e siècle colonial ? Mais encore, qu’a-t-on retenu de lui ? Selon quelles modalités ? En quoi nous aide-t-il à penser le métier d’écrivain en lien avec l’engagement politique ? Peut-il encore nous être utile pour comprendre le moment historique qui est le nôtre ?

Telles sont certaines des questions à partir desquelles nous voudrions mener notre réflexion, en invitant les propositions à partir des axes suivants, qui sont évidemment non-limitatifs :

* Resituer René Maran dans son temps : Nous ferons le choix de ne pas centrer l’analyse sur la littérature « nègre » ni sur la place de René Maran par rapport à cette production mais au contraire d’essayer de resituer René Maran dans le monde littéraire, surtout de son époque : sa culture (Marc-Aurèle, Régnier…), ses relations (Suarès et Bocquet…), ses « métiers » (écrivain, journaliste, critique littéraire, biographe, conférencier…), ses options littéraires (genres, thèmes, style…), sa trajectoire, etc. Nous essaierons de faire la part entre l’usage, bon ou mauvais, fait de Maran et la position qu’il a occupée effectivement à son époque.



* René Maran et la « question noire » : Posons la question de la contribution de René Maran aux définitions de la « question noire » en Europe, dans les Amériques et en Afrique. Nous nous intéresserons aux discussions qu’il a entretenues sur les questions relatives aux Noirs (leur statut, leur identité, etc.) avec d’autres intellectuels et artistes au sein de ces différents espaces. Elles ont été au fondement d’un travail de compréhension des situations et conditions des Noirs dans leurs spécificités contextuelles mais aussi dans ce qu’elles ont de commun. Seront ici étudiées les différentes réceptions (politiques, culturelles, sociales, etc.) de son œuvre (littéraire mais aussi journalistique) et ses traductions (particulièrement de Batouala).



* René Maran, un écrivain engagé : Nous nous intéresserons à l’engagement de René Maran en tant qu’écrivain. Cet axe sera notamment l’occasion d’une réflexion sur la question des rapports entre esthétique littéraire et pensée politique. Nous pourrons nous demander en quoi René Maran invite à réfléchir à la figure de l’écrivain engagé et en quels sens. En quoi permet-il d’éclairer, ou non, le parcours d’autres écrivains. Seront ici privilégiées d’une part les approches comparatives mettant en perspective sa trajectoire et ses choix avec ceux d’autres écrivains, ainsi que, d’autre part, l’étude de textes de Maran encore peu travaillés, tel, par exemple, que son Petit Roi de Chimérie (1924) qu’il avait consacré à une critique de la Grande Guerre.



* L’héritage de René Maran : Questionnons la place de « précurseur » de la littérature « noire » de René Maran au sein des espaces américains, africains et européens. Demandons-nous dans quelle mesure il a été une référence littéraire et/ou politique. La question de ses apports réels ou imaginés invite en effet à réfléchir aux malentendus qu’a pu susciter son œuvre en les mettant en perspective avec les enjeux politiques, sociaux, culturels, littéraires, en prise sur ses lecteurs. Un intérêt particulier sera porté à la question de la transmission de son œuvre. Existe-t-il une mémoire spécifique consacrée à René Maran et/ou à ses écrits entre Europe, Amériques et Afrique ? Outre la question de sa place au sein des histoires intellectuelles, littéraires et politiques, nous pourrons aussi étudier les différentes modalités par lesquelles il a fait l’objet d’un enseignement scolaire et quels en ont été les effets.

Comité scientifique :

* Myriam Cottias, Directrice de recherches, Cnrs-Crplc-ciresc-Eurescl (7e Pcrd), Paris
* Vincent Duclert, Professeur agrégé, Ehess-Crh-Ahmoc, Paris
* Elsa Geneste : Doctorante, Ehess-Crh-Ciresc-Eurescl (7e Pcrd), Paris
* Roger Little, Professeur émérite, Trinity College, Dublin
* Lourdes Rubiales, Professeur, Université de Cadiz.

Les propositions de communication comprendront un résumé de 300 mots maximum ainsi qu’une courte biographie de l’auteur et ses coordonnées (adresse électronique, téléphone, fax). Elles seront envoyées de préférence par courrier électronique, en format word, à colloquemaran@ymail.com ou par courrier postal à : « Colloque Maran », Ciresc Bureau 21, 105 Bd. Raspail 75 006 Paris/France.
Date limite d’envoi des propositions : 1er mai 2010.

Coordination scientifique : Elsa Geneste.

Haïti, la perle des Antilles, ce 11 juillet 1825,


Ce Comte d’Artois,petit-fils de Louis XV s’était enfui à l’étranger pendant la Révolution française. C’était un écervelé, un libertin, soutenant bien entendu tous les royalistes...Il est contre la Charte constitutionnelle mise en place par les révolutionnaires de 1789, Charte qui avait été acceptée par Louis XVIII.

Ce comte d’Artois prend la tête des ultras, le voilà donc " plus royaliste que le roi !" et lorsque Louis XVIII meurt en 1825, devenu Charles X, il n’a qu’un seul souhait, celui de remettre en place la monarchie absolue, que les révolutionnaires avaient eu bien du mal à éradiquer, à force de lois votées à l’Assemblée nationale.. Lui n’a qu’un seul but, qu’un seul rêve, celui de revenir à l’Ancien Régime !.

Evidemment son seul souci n’est pas de soutenir la population française, son seul souci est d’indemniser les nobles qui se sont expatriés, qui ont eu leurs biens réquisitionnés, leurs belles demeures parfois brûlées .. Alors il fait voter un milliard dans ce but, se rend impopulaire évidemment, c’est pourquoi il va dissoudre trois fois la Chambre dès qu’elle s’oppose à lui .. C’est dans ce contexte de recherche d’argent, c’est dans le but de cette indemnisation des nobles, qu’il va envoyer malheureusement des vaisseaux devant " la perle des Antilles".. malgré une vive opposition qui s’élèvera pourtant à l’Assemblée ...

Quoiqu’il en soit un mulâtre, Jean- Pierre Boyer, qui est à ce moment-là président de l’île , signe le traité avec Charles X, afin que celui-ci reconnaisse leur indépendance, et pour cela il s’engage donc dans le remboursement d’une somme de 150.000 francs germinal, soit 90.000 millions de francs.

Suite à cet engagement Jean-Pierre Boyer, met en place un néo colonialisme obligeant les paysans à travailler uniquement sur les plantations, afin d’exporter le café qui servira à ce remboursement, ce sont donc les paysans et non les classes possédantes de l’île, qui ont payé cette dette.

Le 13 février 1843, Boyer est chassé du pouvoir, vaincu par une rebellion de paysans noirs du sud " les piquets", qui avaient retrouvé de cette façon une forme d’esclavagisme, et il s’enfuit à la Jamaïque puis en France.

La population créole de l’autre moitié de l’île qui appartient aux Espagnols, profite des troubles qui se passent sur Haïti, pour demander aussi son indépendance, ainsi est né la république dominicaine, appelée également Saint Domingue, ce qui est compréhensible étant donné que c’est la même île... .

Dessalines, un ex lieutenant de Toussaint dit Louverture,arrive maintenant au pouvoir, il fait en premier exécuter tous les blancs de l’île d’une manière assez atroce, et à la différence de Toussaint qui lui ne désirait pas l’indépendance, mais aspirait à une autonomie suffisante, Dessalines proclamera l’indépendance le 1er janvier 1804, après de nombreux conflits. Malheureusement il revient lui aussi à une forme d’esclavagisme, en remettant en place le travail forcé, sa très dure dictature amènera ses propres collaborateurs à l’assassiner misérablement...

La suite nous est connue, les Etats Unis envahissent l’île de 1915 à 1934, ils ne s’en remettront pas, mais ils ne se remettront pas de toutes ces épreuves mises bout à bout, d’autant que cela continue avec les Duvalier père et fils, mis en place et soutenus par les Américains, qui les écrasent un peu plus, les sommes qu’ils volent aux Haïtiens, la pauvreté de plus en plus persistante , les cyclones qui ne les épargnent en rien et pour finir ce terrible séisme ..


Marie-Hélène Morot-Sir
Tribune libre de Vigile
lundi 18 janvier 2010

À la recherche des Loyalistes noirs, des communautés noires de la Nouvelle-Écosse


L'histoire des Afro-Canadiens de Nouvelle-Écosse remonte aux années 1780, avec l'arrivée de 3 000 Noirs qui voulaient échapper à la Révolution américaine. Fuyant l'esclavage et la guerre avec leurs familles, ils se sont fait connaître comme les Loyalistes noirs de l'Empire. Cette exposition virtuelle présente aux nouvelles générations le courage de ces hommes et de ces femmes qui ont fondé les communautés de Loyalistes noirs de Birchtown et de Tracadie, en Nouvelle-Écosse.

jeudi, janvier 14, 2010

Alioune Diop avait théorisé une ‘’solidarité culturelle des peuples noirs’


par Aboubacar Demba Cissokho

Saint-Louis, 10 jan (APS) – Militant de la cause noire, Alioune Diop (1910-1980), dont le centenaire de la naissance est célébré ce 10 janvier, a, à travers ses écrits, ses discours et ses actions, œuvré pour la rencontre et le rassemblement des hommes noirs d’Afrique et du reste du monde.

Dans ce texte, publié dans le N° 97 de la Revue Présence Africaine, Diop théorise la ‘’solidarité culturelle des peuples noirs’’, pour ‘’arriver à ce que la moindre communauté ethnique soit à même de découvrir la diversité des traditions des peuples noirs et qu’une conscience commune naisse à ces peuples, et devienne celle d’une civilisation noire avertie de ses propres vertus comme de ses propres infirmités au sein de la société internationale’’.

— ALIOUNE DIOP : ’’(…) Les deux préoccupations majeures du Colloque de Lagos (Civilisation noire et Education, 1977) concernent donc la jeunesse d’une part, le peuple d’autre part. Et non pas seulement l’élite intellectuelle.

Mais nous avons parlé de solidarité. Elle doit se nouer à deux niveaux. D’abord entre les peuples noirs. Il faut arriver à ce que la moindre communauté ethnique soit à même de découvrir la diversité des traditions des peuples noirs et qu’une conscience commune naisse à ces peuples, et devienne celle d’une civilisation noire avertie de ses propres vertus comme de ses propres infirmités au sein de la société internationale. Cela suppose des formes de dialogue et d’échange à inventer et instaurer à partir de la situation des plus humbles et des plus démunis. La solidarité culturelle des peuples noirs naîtra d’un effort soutenu et concerté d’échanges à tous les niveaux de l’existence.

L’organisation d’une communauté de civilisation en effet que l’on s’impose des obligations réciproques. C’est là une condition de notre santé culturelle, sociale et politique. Pensons aux services que la Ligue Arabe ou les institutions de la communauté des peuples juifs rendent à leurs membres. On comprendra alors qu’une solidarité culturelle nous soit d’autant plus précieuse que notre héritage est plus fragile que celui des Arabes ou des Juifs. L’unité linguistique des peuples noirs s’est rompue depuis des temps immémoriaux. Leur conscience historique s’est fragmentée en univers multiples dont les horizons sont au moins aussi limités que leurs aires linguistiques.

Nos cultures, en Afrique, sont orales. Nos monuments de bois ne résistent pas au temps. Nos pouvoirs politiques sont limités dans l’espace. Notre personnalité spirituelle est facile à déséquilibrer. Ni les intellectuels ni le peuple (dépourvu d’écriture) ne maîtrisent scientifiquement et réellement notre patrimoine. Aucune vision commune de l’avenir du monde ne soutient notre coexistence sur cette terre. Privés de moyens de penser correctement le monde moderne, à partir d’informations et d’échanges suffisants, nous laissons des étrangers bâtir notre propre avenir et nous imposer des idéaux que nous n’avons pas nous-mêmes forgés à partir d’une expérience personnelle de l’histoire et de la gestion du monde.

Une réelle solidarité culturelle de nos peuples est donc, aujourd’hui, indispensable à notre salut et à notre foi en nous-mêmes. Mais cette solidarité entre peuples noirs doit commencer par une solidarité organique ente l’élite occidentalisée et son propre peuple. Celui-ci, notamment dans les communautés rurales, est pauvre, démuni et désarmé, trop souvent, en face des irruptions de la modernité dans sa vie intime et quotidienne. Il ne tient plus son destin en main. L’élite, de son côté, tient sa sécurité de sa capacité de participer à la vie occidentale beaucoup plus que de sa signification au sein d’une communauté africaine libre ou de son appartenance à un peuple différent, à une civilisation spécifique : bien au contraire, plus elle s’efforce de s’adapter à (ou de se faire adopter par) l’occidentalité, plus elle est sollicitée pour délaisser sa culture et son peuple.

La ’fuite des cerveaux’ n’affecte pas seulement les savants africains, elle atteint également les artistes. Je donne souvent l’exemple suivant. Un écrivain africain de talent obtient un grand prix de valeur internationale. Brusquement son nom émerge, son prestige atteint les vastes horizons de l’opinion mondiale. Les Africains s’en réjouissent et tirent fierté du succès d’un des leurs. Mais en même temps peut commencer, sur l’âme du lauréat, l’effet d’une séduction qui l’assimile et l’intègre peu à peu à la civilisation de ce grand public occidental dont les critiques et les lecteurs ont su apparemment comprendre notre artiste mieux que son propre peuple africain (lequel reste souvent inconscient des qualités et du talent appréciés chez le lauréat). A mesure que ce lauréat est reconnaissant au public européen qui a si bien su l’analyser, le louer, l’estimer (et même lui faire découvrir des qualités qu’il ne se connaissait pas), à mesure son être et son style se transforment pour plaire davantage à l’occidentalité. C’est l’humain. Mais à mesure, il risque de s’éloigner de son peuple et de sa culture indigène. Car son œuvre n’aura été ni attendue, ni entendue par l’opinion nègre.

J’ai choisi un cas particulier. Mais dans l’ensemble, cette fuite des cerveaux au profit de l’occidentalité touche peu ou prou toutes les élites occidentalisées, séduites par le confort et l’efficacité. Un fossé s’ouvre ainsi entre l’élite et son peuple au détriment d’une solidarité entière, nouée autour des valeurs de leur commune histoire, de leur commun héritage artistique ou social, littéraire ou spirituel. C’est à l’élite qu’il appartient de faire les premiers pas. Il lui appartient de revenir au sein de son peuple, à son langage, à son terroir, à sa mémoire historique. Elle est mieux équipée pour comprendre les ressources de la modernité et les nouveaux langages que celle-ci sécrète pour l’homme. Elle peut, une fois reconnue par les siens, aider ceux-ci à s’ouvrir et s’adapter sans péril au monde nouveau. C’est à l’élite qu’il revient d’éclairer la rencontre de la tradition et de la modernité dans la vie du peuple.

Cette tâche ne se limite pas à une simple action éducative. Elle commence par une maîtrise que l’élite doit exercer sur sa propre compétence, son talent et sa mentalité : africaniser sa propre discipline d’abord. L’historien, le poète, le juriste, le théologien ou le psychiatre ont à féconder leur discipline pour qu’elle parle un langage africain. Il n’est pas jusqu’au mathématicien qui ne doive se mettre en quête de l’apport de sa propre civilisation au développement de la science mathématique.

Ce faisant, l’élite élargit et approfondit l’universalité de la science et de l’humanisme. En même temps, elle ouvre à son peuple une culture mondiale où celui-ci se sentira à l’aise, puisqu’il s’y trouvera présent par la valorisation de son propre héritage. De cet héritage, en effet, c’est lui, le peuple africain, qui est le dépositaire premier. C’est lui qui en garantit « l’authenticité ». D’un rapprochement entre élite et peuple doit donc naître une nouvelle conscience, je veux dire une nouvelle connaissance de soi : ce qui sera de nature à améliorer l’équilibre de chacun et assurer le pouvoir de tous au sein d’une modernité qui évolue sans cesse.

La solidarité des peuples noirs est donc l’un de nos objectifs. Qu’elle devienne un besoin chez chacun, et elle se traduira par la naissance et le développement d’œuvres, d’institutions et d’instances nouvelles, qualifiées pour exprimer l’autorité et la maturité culturelles de nos peuples, dans un langage moderne approprié’’.

Haiti-Histoire : L’esclavage comme phénomène constitutif de la modernité


Premier de sept segments d’un dialogue de Leslie Péan avec Vertus Saint Louis

Leslie Péan et Vertus Saint Louis ont échangé des notes à l’occasion de la sortie de l’ouvrage de ce dernier « Mer et Liberté : Haïti 1492-1794 ». Ces entretiens de janvier 2010 abordent un certain nombre de questions essentielles pouvant contribuer à augmenter la capacité à penser ce qui se passe en Haïti.

Soumis à AlterPresse le 9 janvier 2010

Leslie Péan : Ma recension de votre dernier ouvrage « Mer et Liberté : Haïti 1492- 1794 » n’est pas exhaustive. Vous avez étudié tant de questions fondamentales que je voudrais approfondir et du même coup aborder d’autres qui concernent votre ouvrage antérieur « Aux origines du drame haïtien – Droits et Commerce maritime (1794-1806) ». Je voudrais revenir sur le thème de l’esclavage dans ses rapports avec la liberté. Une thèse sous-jacente de votre travail est que l’esclavage traverse les corps et irrigue les consciences à un tel point que la culture qui en sort ne peut produire la liberté. Comment un esclave peut-il devenir libre ? Comment sortir alors, avec ou sans réserve, de la soumission qui devient une caractéristique profonde ancrée dans les mentalités, entretenue par la religion et reproduite par la répression ?

Vertus Saint Louis : Au sens littéral, la première partie de la question ne pose pas trop de problèmes, la seconde soulève des difficultés considérables. Un esclave peut devenir libre par l’affranchissement qui est un corollaire inévitable de tout système esclavagiste. On a beau ranger l’esclave parmi le bétail, voire les choses, il demeure irréductiblement un être humain pour qui la liberté demeure le plus précieux des biens. Le maître, surtout s’il est bon exploitant, est le premier à comprendre cette vérité. Pour faire obéir l’esclave, l’usage du fouet est indispensable mais les promesses, en particulier celle de la liberté est un atout important pour le maître. Quand il accorde la liberté à un esclave, il donne de l’espoir à mille autres. C’est comme au jeu de hasard. S’il n’y avait jamais de gagnants, le business du propriétaire serait obligé de fermer les portes. Un esclave peut devenir libre en servant le maître, en le flattant. Devenu libre, il sera un bon esclavagiste, désireux d’avoir ses propres esclaves. A Rome on a vu une véritable industrie de l’affranchissement prospérer en dépit des interdictions légales. Les guerres jetaient par milliers des esclaves sur le marché, on en achetait qu’on faisait travailler. Une fois que le maître a rentré son argent, il vendait très cher la liberté à l’esclave. Les descendants de ce dernier pouvaient devenir citoyens romains. Vers la fin de la République, Rome était peuplée en majorité par ces descendants d’esclaves, attachés au maintien de leur liberté et du système de l’esclavage. Il se produit une sorte de renouvellement continu du contingent de citoyens, qui se maintiendra sous l’empire jusque vers la suite. De ce point de vue, l’on doit se demander si le système des castes n’est pas pire que celui de l’esclavage.

La seconde partie de la question pose 1) le problème de la suppression de l’esclavage et de toute forme d’oppression, 2) le problème de promotion de la liberté par tous et pour tous. Je n’entrevois pas encore de solution, en dehors de progrès considérables des droits de l’homme et des peuples. On en est encore loin.

LP : Trois à quatre siècles de pratiques d’exclusion esclavagistes donnent naissance à une pensée, une philosophie, et une culture qui constituent les fondements de la modernité. Il ne s’agit plus de l’esclavage grec ou romain ou même de l’esclavage maghrébin dans lequel il y avait des Blancs esclaves. Cette fois, il n’y a que des Noirs à vendre. Le commerce triangulaire Europe-Afrique-Amérique a demandé une certaine ingénuité, une organisation, un financement, des goûts, bref une capacité d’exécution, qui marqueront l’ère moderne.

L’esclavage antique toutefois lègue à l’esclavage moderne la vision aristotélicienne que l’homme libre est celui qui ne travaille pas. En effet, dans l’antiquité, l’accession de l’individu à la liberté était conditionnée par la possession d’esclaves pour s’occuper de la production des biens et services tandis que l’homme libre s’occupe des affaires de la cité. Il faut une solide capacité de planification, posséder un sens particulièrement poussé de l’exécution des taches spécifiques, pour organiser une campagne négrière dont les bénéfices peuvent prendre plus deux ou trois ans pour se matérialiser.

En effet, l’homme d’affaires doit d’abord commencer par décider du nombre d’esclaves à acheter et des prix. Ensuite il doit trouver un bon capitaine, un navire, un équipage, de la marchandise de troc, des négociants en « nègres » expérimentés. De plus, le capitaine doit avoir des contacts avec les rois africains vendeurs d’esclaves afin qu’il trouve à son arrivée dans chaque rade qu’il accoste assez de captifs dans les hangars. En ce sens, le capitaine du navire doit s’assurer qu’il a assez de colliers de cou, bracelets de poignet, entraves de pied, cadenas, clés et chaines pour que les courtiers gardent leurs captifs.

Mais ce n’est pas tout. Il doit rationaliser l’espace dans la cale du bateau pour disposer les esclaves comme des sardines afin de pouvoir charger le plus grand nombre. Sachant qu’au moins dix pour cent des esclaves meurent dans les navires, les négriers embarquent toujours dix pour cent de plus afin de rentabiliser leurs activités à la vente. La traversée se fait avec tous les risques associés aux pirates et corsaires ainsi qu’aux navires de guerre des pays en compétition pour le monopole de la traite.

A l’arrivée, le calvaire continue après la vente dans les marchés à esclaves comme celui de la Croix des Bossales. Les prix de vente variaient entre $40 et $1000 dollars par tête. Des pays comme l’Angleterre ont pu faire leur révolution industrielle à partir du capital ainsi accumulé. Robin Blackburn a montré que 55% de la formation brute de capital fixe en Angleterre en 1770 vient du commerce esclavagiste. 20 millions d’Africains ont été amenés de force des côtes de l’Afrique en Amérique en trois siècles. Enfin, le négrier doit embarquer une quantité de marchandises dont sucre, café et tabac qu’il vendra en Europe pour rembourser les financiers qui avaient préfinancé son opération.

Le capitaliste marchand rentrera dans ses fonds et fera un profit si son analyse prévisionnelle, à chaque étape de la transaction, s’est révélée juste. Le capital marchand exige une capacité d’exécution stricte afin qu’il y ait toujours de la main d’œuvre disponible pour le travail de la canne à sucre, comme cela se voit dans les bateyes dominicains hier et aujourd’hui. La liberté pour le capital marchand c’est la possibilité d’avoir des esclaves comme main d’œuvre servile.

Tout ceci est une introduction pour parler de la mainmise de l’Occident sur l’information médiatique concernant l’esclavage. Les études sur l’esclavage sont minces en Europe par rapport aux États Unis d’Amérique depuis une vingtaine d’années. Cette mainmise sur la connaissance confisque le sens de la réalité historique et porte les nouvelles générations à tomber dans les mêmes pièges que leurs pères. L’esclavage n’est pas vu comme un phénomène constitutif de la modernité mais plutôt comme un de ses avatars. Comment arriver à rétablir le sens du réel ?

VSL : La couleur et la discrimination de race qui lui est lui associée distinguent radicalement l’esclavage antique de l’esclavage moderne. Notre erreur est de nous arrêter à ce seul aspect. Pour rétablir le réel, il faut placer la traite et l’esclavage moderne dans le cadre du grand commerce international. Alors on découvre que l’esclavage antique fonctionnait dans des sociétés qui n’assignaient pas à la science la recherche du gain à travers les affaires. Il en est autrement de l’esclavage moderne. Le développement du grand trafic international a supposé celui des assurances maritimes, impensables sans l’arithmétique politique des Anglais. L’Italie médiévale avait déjà inventé le livre de compte appelé encore livre de raison. Il va falloir au nouvel ordre marchand né avec la colonisation moderne et sa suite l’esclavage, une rationalité théorique en mathématique et physique dans laquelle les puissances de l’Europe du Nord-Ouest se montreront supérieures aux Ibériques, vaincus sur mer et demeurés trop empiriques. Il s’agit d’un tournant capital qui inaugure l’ère à partir de laquelle, la science devient une composante essentielle au fonctionnement de l’Etat moderne en Europe, particulièrement en France et en Angleterre.

De plus, l’esclavage moderne fonctionne dans les colonies mais pas sur le territoire national. Il n’exerce pas une influence directe sur le système de liberté politique des esclavagistes. L’introduction massive d’esclaves à partir du IIe siècle av. J.-C. a été un élément de taille dans le déclenchement de la crise de la république à Rome. Les gens du Sud des États-Unis, habitués à une économie fondée sur l’esclavage, n’ont pas su en inventer une autre. En Haïti, notre culture est restée marquée par les séquelles de l’esclavage et la vivacité de la question de couleur. Tandis que la France, obligée de vider les lieux, a pu se créer des options économiques modernes, Haïti plongée dans les querelles de couleur, coupée de la technique et de la science a été condamnée à vivre d’une agriculture de subsistance associée à la culture du café.

L’Afrique et les peuples exotiques vus par Henri-Joseph Dulaurens (1719-1793)



Par Stéphan Pascau

Le dix-huitième siècle a pu ignorer la réalité culturelle de l’Afrique, mais pas l’existence de ce continent ni celle des Africains. Quelques milliers d’entre eux séjournaient en France, serviteurs ou artisans pour la plupart, et prenaient leur part dans la vie sociale [1].
Les anciens ont pu connaître un versant de ce continent, d’après le nombre de récits se rapportant aux Éthiopiens et selon les relations des premières expéditions maritimes des Égyptiens (VIe s. av. J.-C.) [2] puis des Carthaginois (VIe-IVe s. av. J.-C.) [3]. L’Afrique a ensuite traversé une longue période de silence jusqu’au XIe siècle, où quelques nouvelles descriptions géographiques font leur apparition. À la fin du Moyen Âge, des expéditions commerciales se risquent sur les rivages de l’Afrique occidentale, mais les noirs demeurent mystérieux pour les métropolitains. Ce sont les explorateurs portugais, au XVe siècle, qui commencent à familiariser les Européens avec l’image de l’Afrique noire, faussée cependant par un regard plus rustre et intéressé que bienveillant et objectif.
La venue d’Africains ramenés par des négociants ou des militaires à la cour du roi, au XVIIe siècle, a été largement relatée et n’a pu échapper à un lecteur aussi boulimique qu’Henri-Joseph Dulaurens (1719-1793) qui, par ailleurs, connaissait ses classiques. Cet ancien abbé, moine dissident puis défroqué, est surtout connu pour ses frasques et rébellions pamphlétaires essentiellement dirigées contre les jésuites [4]. Toutefois, l’exploitation des ressources africaines, par l’implantation des fameux comptoirs, ainsi que la déportation des esclaves vers les colonies d’Amérique, ne l’ont pas laissé indifférent. D’autre part, Dulaurens était friand de cette imagerie populaire qui alimente les superstitions dont il se moquait abondamment ; une Afrique sibylline, se prêtant aux fantasmes et caricatures, n’était pas faite pour lui déplaire mais il n’a sans doute pas eu le temps d’en démêler les arcanes.

On ignore si Dulaurens connaissait l’Histoire de Louis Anniaba, roi d’Essenie en Afrique, roman paru en 1740. Il ne se réfère pas davantage à l’Histoire de Moulay Abelmeula, roman portant sur le mariage interracial, paru la même année. De même, il n’évoque pas la thèse du pasteur Ghanéen Jacobus E. J. Capitein (1717-1747), qu’il n’aurait certainement pas manqué de caricaturer. Cet Africain, ramené en Hollande en 1728, reçut une éducation universitaire qu’il mena exceptionnellement à terme et soutint que l’esclavage n’était pas incompatible avec la religion chrétienne [5] : Dulaurens a ridiculisé bon nombre de théologiens pour bien moins que cela [6].
Les nombreuses heures passées par notre auteur dans les bibliothèques ont plutôt été consacrées à un approfondissement de ses connaissances sur la religion musulmane, sur la Perse, sur les populations de l’Europe et de l’Asie. Dulaurens a cédé à la mode orientaliste. Il n’en éludait pas pour autant les questions soulevées par le principe de l’esclavage ou de l’exploitation d’autrui, principe qu’il traite au sens large, de même qu’il dénonçait l’élitisme et combattait ce que l’on appellera plus tard l’ethnocentrisme [7]. Il se contentera de brèves allusions ou de pensées politiques d’actualité pour évoquer épisodiquement les croyances et légendes que l’on attribuait à ces habitants de la Nigritie, si peu différents et d’une saine nature selon lui.
Dans le foisonnement de ses écrits, l’Africain est brièvement évoqué à travers des fictions, des citations, des notes de bas de page, ou encore dans un article proposant une réflexion sur la condition des esclaves. Le discours de Dulaurens porte essentiellement sur l’homme et sur l’image qu’il renvoie, image empreinte de préjugés, et non sur les terres africaines : l’auteur du Compère Mathieu évoque laconiquement l’Afrique du nord, ne se risque qu’à quelques allusions convenues sur l’Abyssinie, et préfère partir à la découverte des terres nordiques et asiatiques, ou bien plonger dans l’utopie de mondes imaginaires.

De nombreuses nations exotiques sont ainsi évoquées par Dulaurens : les Lapons, dans Candide, Seconde partie ou encore dans l’épître de La Chandelle d’Arras [8] ; les Amérindiens qu’il plaint en raison de l’intrusion des jésuites sur ce continent ; les sauvages des terres orientales qu’il imagine dans le Compère Mathieu. Il n’évoque directement les Africains qu’une seule fois, sous la dénomination de “nègres”, dans un article engagé figurant dans L’Arretin [9]].
Ces nations exotiques, diabolisées par l’Église lorsque les missionnaires ne parviennent pas à les convertir, trouvent grâce aux yeux de notre auteur qui se moque du regard que l’Occident porte naïvement sur les cultures étrangères. Son personnage Imirce, à la vue d’« un tableau où était peint un grand sauvage avec une longue queue, des cornes à la tête & des griffes qui parassaient [sic] de très vilaines manchettes » [10], s’interroge sur la signification d’une telle effigie :

C’est le Diable, répond Ariste, ou le Manitou (*), nous le peignons ainsi pour nous faire peur, comme les enfans, qui font des masques de papier pour s’épouvanter les uns, les autres.

L’astérisque « (*) » renvoie à une note où l’on apprend que « Les Nègres appellent le diable Manitou » [11].
Dans La Chandelle d’Arras, rédigé en même temps qu’Imirce, cette même désignation ridiculisante du dieu exotique est également mentionnée, lorsque le vieux Cassandre, effondré, reçoit la visite de la jeune et entreprenante Fanchon :

Viens-tu, dis-moi, de l’aveu d’Oïarou ? *
Ou de la part du fourbe Manitou ? ** [12]]

Les renvois donnent « Le Dieu des Nègres » pour le premier, et « Le Diable blanc de la Nigritie » pour le second. Connaissant le ton satirique et provocateur de Dulaurens, il est évident que l’auteur observait avec bienveillance les populations dites sauvages, de même qu’il appelait, à sa manière, au respect de leurs rites : ses moqueries s’adressent à la représentation qu’en font les Occidentaux.
Dulaurens n’hésite donc pas à abuser de la comparaison infamante pour mieux dénoncer, par antiphrase, les préjugés auxquels il s’oppose. On retrouve ainsi cette association fugitive de l’homme noir et du diable dans un autre texte du recueil romanesque Imirce, intitulé “La momie de mon grand-père”. L’image de l’Africain y apparaît dans une simple comparaison, où l’on identifie le nègre au diable. Le personnage narrateur, nommé Xan-Xung, transporte la très désagréable momie parlante de son aïeul ; quelques poissardes n’apprécient guère les réflexions du revenant ; l’une d’entre elles s’empare de la momie et la jette dans la Seine :

Mon Grand-père jurait, tempêtait dans l’eau comme le Tonnère dans les nues. […] Les pêcheurs voïant floter un Cadavre, entendant des cris, crûrent que c’était un négre, ils pêchèrent mon Grand-père ; aussi-tôt qu’il fut à terre il commença à jurer, les pêcheurs & le peuple attroupés fuirent en faisant des signes de croix, les bâteliers croïaient avoir pêché le diable. [13]

Injures, tempête, tonnerre et cadavre flottant... Dans la superstition populaire, il ne pouvait raisonnablement s’agir que d’un nègre mourant : la raison balayée, le diable seul l’emporte.
L’auteur se moque à l’extrême de ces préjugés populaires et l’image du diable, sous sa plume, symbolise souvent l’intolérance des hommes [14], le maître des enfers étant assurément moins terrible qu’un homme disposant d’un pouvoir. De même, l’enfer ne saurait avoir l’apparence ni la fonction qu’on lui suppose habituellement.
« Laissons ton enfer, parlons du mien, il est rempli de beautés », déclare plus loin le spectre momifié du grand-père de Xan-Xung [15]. Ainsi le diable, dans les descriptions de Dulaurens, ne sera pas ce monstre perfide et effrayant qui terrifie les fidèles, comme l’homme noir ne peut pas être porteur de toutes les damnations.

Un épisode du Compère Mathieu mène le lecteur à la découverte du palais de Lucifer. Certes, il s’agit d’une immense forteresse gardée par vingt mille loups-garous, dix mille canons, trois cent quatre-vingt-cinq gardes suisses commandés par Guillaume Tell et « 694 Diables de toutes sortes de figures, armés de griffes & de dents aigues [sic], vomissant du feu par la gueule, le nez, les oreilles & par le trou du cul » [16]]. Cependant, Lucifer ne semble pas si terrible. Il paraît séduisant et s’avère surtout niais au point de perdre son or aux cartes : ses généraux sont beaucoup plus maléfiques. Le personnage de Diego, bénéficiant d’une visite guidée des enfers, découvre alors dans la pénitence une multitude de figures historiques. L’immensité de ce lieu ressemble en tout point à celle d’un continent terrestre spéculatif, pays fertile « tel que le seroient les terres de la Domination du Pape, s’il avait le malheur d’être Huguenot, un Pays enfin tel que le seroit la F..... si tous les Maltôtiers étoient pendus » [17]. Le démon Cosbi, qui guide Diego, explique alors que l’enfer n’est autre que le reflet de la Terre avec cependant l’obligation, pour le malheureux réprouvé, « de subir pendant toute une Eternité précisement le contraire de ce qui à causé sa damnation » [18]. Ainsi, « Ces Femelles sensibles & délicates » [19] qui se donnaient en spectacle en s’évanouissant à tue-tête doivent ici supporter non seulement l’absence d’attention à leur manège mais encore « s’asseoir six heures par jour le cul nud sur un roc de glace, en but [sic] à la furie du vent du nord, des grêles & des giboulées, ou aux rayons d’un soleil aussi ardent que celui de Gingiro » [20]. Passons sur les marâtres qui sont obligées d’aimer, élever et allaiter leurs enfants ; sur les grands seigneurs « contraints de coucher avec Madame, [et] de faire eux-mêmes leurs Enfants » [21] ; sur les abbés condamnés à coucher entre deux pucelles intouchables ; etc. Nous remarquerons seulement que ce continent si fertile, en parallèle aux diableries, pourrait être l’Afrique, que les terribles généraux du diable pourraient être les rois africains qui livraient eux-mêmes les esclaves – parfois leurs propres sujets – aux négriers, et enfin que les pénitences ne symbolisent qu’un retour à une logique naturelle, le retour à l’état de nature idéalisé chez les peuples non civilisés étant une idée à la mode dans la pensée du XVIIIe siècle. Quant à l’origine du soleil ardent que doivent subir les dames de cour, elle est précisée dans une note de bas de page qui désigne Gingiro comme le « Royaume de la Caffrerie, sous la Ligne. »
La Cafrerie [22] était la terre des Bantous, située au sud de l’Équateur en Afrique centrale et méridionale, ainsi nommée par les géographes des XVIIe et XVIIIe siècles. Les régions africaines mentionnées par Dulaurens ne font pas référence à une topographie précise. Toujours dans Le Compère Mathieu, l’auteur renvoie brièvement à une autre région de l’Afrique noire, fameuse dans l’antiquité : l’Abyssinie, pour l’exemple de mœurs ou coutumes considérées comme étranges au regard des Européens. On honorait les voleurs dans ces contrées, comme on trouvait fort joli, chez les Égyptiens, d’épouser sa propre sœur [23]. Selon le même principe d’écriture référencée, Dulaurens renvoie plus loin à un passage de Plutarque en vue de dénoncer la terreur qu’inspirent les superstitions, pire selon lui que celle de « la foudre, qui habite l’Ethiopie » [24]. Enfin, il évoque furtivement ce continent en se gardant d’y pénétrer lorsque les cinq personnages formant l’équipe du Compère Mathieu, à peine revenus d’un périple oriental, embarquent à Goa, colonie portugaise située sur la côte occidentale de l’Inde, d’où ils rejoignent l’Europe en contournant l’Afrique. Le narrateur souligne alors que rien de remarquable ne se produisit durant la traversée, comme si ce continent devait conserver ses mystères et surtout sa nature, alors qu’à trente lieues de Lisbonne (environ 166 km), une tempête de nuit déroute et brise le bateau dans un terrible naufrage qui va disperser l’équipe.
Dulaurens se plaît habituellement à accentuer la peur de l’inconnu et n’hésite pas, au besoin, à jouer sur l’imaginaire géographique, mais il se garde pourtant de salir une terre qui pourrait bien receler la virginité des saines origines. Cette Afrique méconnue, Dulaurens préfère l’observer depuis les contours et en préserver le côté naturel encore intact.

Fidèle à sa technique satirique fondée sur l’exagération, la provocation, la parodie, il exacerbe toutefois cette part de mystère inquiétant qu’inspire l’étranger de morphologie différente. Lecteur avide, il prend des notes sur tout ce qui peut un jour être exploité pour ses propres écrits, pourvu qu’il y ait une part d’insolite dans le propos. Ainsi, dans son Porte-feuille d’un Philosophe [25], parmi une série d’observations portant sur la physique et la biologie en général, Dulaurens avait relevé un passage sur la noirceur des Maures (Porte-feuille, II, p. 179). On ne sait d’où il a extrait ce petit texte ni s’il l’a lui-même écrit, mais il ne s’agit que d’une note parmi d’autres, lesquelles sont sans rapports, son Porte-feuille n’étant pas, à l’origine, destiné à être publié. L’auteur y mentionne que l’épiderme des Maures « est aussi blanc & aussi transparent que dans les autres hommes. C’est la membrane réticulaire qui est noire ». Il précise alors que l’hypothèse de Marcel Malpighi, médecin anatomiste italien (1628-1694) qui imaginait la présence d’un corps glutineux spécifique chez les Africains, est fausse ; l’explication de la noirceur viendrait « peut-être, dit M. Littré, du tissu même de la membrane, & d’un air extrémement échauffé. » [26] Autrement dit, Dulaurens, qui ne se contente jamais d’une seule version scientifique, met en évidence l’absurdité ou l’aspect insignifiant d’une différence physiologique qui paraît fondamentale pour d’autres.
Juste à la suite, une autre note porte sur le lait & les Mamelles : on y apprend qu’« une jeune Négresse allaita un enfant, quoique vierge. Elle avoit présenté la mamelle à l’enfant en badinant, parce que la mere qui l’allaitoit venoit de mourir, & l’enfant pleuroit. » [27] D’autres situations insolites d’allaitement, en Europe, sont mentionnées. Puis l’auteur poursuit sa collecte de notes singulières en puisant ses informations parmi des exemples observés dans différentes nations, sans s’intéresser particulièrement à une contrée plus qu’à une autre.
L’Afrique n’est pas, pour lui, le lieu d’une curiosité distincte. À l’évidence, Dulaurens parcourait les récits de voyage anciens et modernes, à la recherche d’éléments inhabituels ou de coutumes différentes, sans que cela influence pour autant ses convictions sur la tolérance et sur le droit à la justice pour tous les hommes. L’insolite l’attirait, il n’y cherchait pas matière à élaborer ou argumenter des thèses élitistes, contrairement à nombre de ses contemporains [28]. Il ne s’interroge pas sur l’origine des noirs ni des sauvages, ne commente pas les théories de la différenciation. Pour lui, la diversité du monde est avant tout une richesse et un élément supplémentaire à opposer à l’intolérance.

Parmi ses centres d’intérêt, compilés sous forme de notes ou articles que l’on trouve dans le Porte-feuille d’un philosophe, on remarquera le chapitre qu’il consacre aux Amazones. Dulaurens constitue un dossier intitulé “Recherches sur les Amazones et leur République” où il établit un bilan sur les différentes légendes des Amazones d’Asie mineure et d’Afrique [29]. On sait que l’image de la femme guerrière ou violente le troublait. De nombreuses scènes burlesques figurent ainsi dans ses fictions : batailles de religieuses, entre elles ou contre des prélats, de harengères, d’épouses jalouses, de femmes belliqueuses, jusqu’à la parodie d’épisodes sacrés comme l’“Histoire de Madame Bernicle” [30], émanation de la Judith biblique (Septante), qui va trancher le problème en même temps que la tête de l’ennemi. L’existence des Amazones, pour Dulaurens, demeure plausible, notamment en Afrique. Après avoir résumé les chapitres consacrés à l’histoire des Amazones de Libye, par Diodore de Sicile [31], puis mentionné quelques auteurs argumentant la thèse d’une pure légende sur ces peuplades féminines, il rapporte qu’« on a vu presque de nos jours, au cœur de l’Afrique, chez les Jagas, un Etat composé de femmes, où les meres tuoient les enfans mâles, au moment de leur naissance, pour ne conserver que les filles, & où les plus braves des prisonniers de guerre n’étoient épargnés que pour devenir les esclaves des femmes. » [32] Dulaurens s’appuie sur les diverses relations ayant mentionné l’histoire de la célèbre reine Zingha (v. 1582-1663). Au moment où il prenait ses notes, les ouvrages de Castilhon et de La Porte [33], desquels s’inspirera Sade [34], n’étaient pas encore publiés et les faits d’armes de cette reine africaine demeuraient encore flous. La version légendaire d’une société de femmes angolaises ne semble en réalité issue que de l’interprétation corrompue d’un épisode mineur où s’est illustrée la reine Zingha. Celle-ci, effectivement réputée pour ses cruautés, et alors âgée de plus de quatre-vingt ans, se donna en spectacle dans un simulacre de combat avec ses dames de palais habillées en guerrières mais il ne s’agissait que d’une cérémonie [35], la reine Zingha ayant régné sur un peuple mixte et sur des armées de guerriers. Un état exclusivement composé de femmes, chez les Jagas, n’a pas existé.
Dulaurens aura toujours eu quelques difficultés à dissocier le réel et l’utopie, trop enclin à rêver un monde meilleur ou, du moins, plus proches de ses fantasmes. Ainsi, les Africains ne lui paraissant pas si différents dans le fond, il ne leur octroie aucune incapacité et les décrit volontiers en tant que civilisations concurrentes, ou bien en tant qu’individus à part entière.

Le personnage du père Jean, dans Le Compère Mathieu, raconte ses aventures de pirate le long des côtes espagnoles. Son équipe, après avoir allègrement pillé quelques églises, comptoirs et monastères, prend quatre-vingt esclaves en Catalogne, lesquels seront vendus à Smyrne [36] : Dulaurens n’a pas le réflexe de considérer, de préférence, l’esclave africain.
Imirce, jeune fille élevée dans une cave et découvrant le monde sous la conduite de son maître en philosophie, s’étonne de voir des serviteurs autour de la table :

Trois grands garçons nous servaient avec un air craintif & empressé. Je demandai au Philosophe si ces Hommes étaient ses Enfans : non, ce sont des esclaves fainéans, gâgés pour me servir : pourquoi te servent-ils ? Cette cave n’est pas comme la tienne ; les uns ont quelques bribes infiniment petites de la cave, les autres n’ont rien ; ceux, qui ont quelques lignes de terrein courbes ou plates, sont riches ; ceux qui n’en ont pas sont pauvres : ces derniers se prêtent aux besoins ou aux fantaisies des riches pour avoir de l’argent : l’argent est un métal rare & dangereux, avec lequel on se fournit de tout ce que l’on veut. [37]

Les serviteurs du maître d’Imirce ne se distinguent pas par leur origine ethnique. Notre auteur aborde l’esclavage au sens large. Pour lui, l’esclave n’est pas noir ou exotique : il est pauvre, faible, ou désigné tel par sa condition. Est esclave celui qui ne possède rien. L’asservissement vu et subi par Dulaurens est notamment illustré de façon récurrente à travers les contraintes religieuses. « Sombre Région ! Séjour des Morts ! Quand serai-je affranchis de votre esclavage » [38], se lamentait déjà le jeune auteur de La vraie origine du Gean de Douay, alors qu’il désespérait dans sa vie monacale. « Rompés ma sœur, les fers de l’esclavage : / L’homme est né libre, & s’il doit obéir / C’est à l’amour, à son cœur, au plaisir » [39], clame le monstre qui sommeille en la novice Ursule, héroïne révoltée que décrit Dulaurens dix-huit ans plus tard, dans le poème héroï-comique intitulé Le Balai.
Son regard sur l’homme en société, constant chez un auteur pourtant réputé pour son instabilité sociale et littéraire, peut être résumée par la fameuse maxime qu’il placera dans le discours de Jérôme, personnage narrateur du Compère Mathieu :

Le vaste Savoir de mon cher Maître lui a fait connoître que l’Homme en Société est tyran ou esclave, & toujours méchant » [40]

Autrement dit, l’humanité fonctionne avant tout selon un rapport de forces, qui pourrait très bien s’inverser selon les circonstances.
En effet, Dulaurens imagine, dans son article intitulé “Les Negres” (L’Arretin), que les Africains auraient pu envahir l’Europe s’ils avaient été plus odieux que nous. Aurions-nous alors été leurs esclaves ?

Le ton de L’Arretin, recueil hétéroclite, pétille de cet esprit piquant et chamarré dont Dulaurens ne se défera jamais [41]. Évidemment, on ne saurait prendre l’article “Les Negres” au premier degré : un texte qui commence par « Y a-t-il une différence entre les Dindons et les Negres ? », question qui aurait donné lieu à un débat de théologiens d’où serait sorti le proverbe “bête comme un dindon”, ne peut sérieusement entrer dans l’histoire de la pensée philosophique sans quelque hochement. C’est pourtant la technique habituelle de Dulaurens, que de susciter par le burlesque et le comique une réflexion somme toute fondamentale. Avec lui, la dérision n’est jamais gratuite. Ce texte court passe du style bouffon au dialogue satirique voltairien, en passant par la note officielle rapportée avec consternation lorsqu’elle se prétend scientifique ou théologique. Dulaurens a toujours transcrit son effarement par une écriture de type oratoire. Durant sa jeunesse au collège des jésuites, il avait déjà l’art de provoquer la fureur de ses maîtres et de s’attirer de sévères sanctions. Sa vivacité d’esprit, sa répartie incisive, son éloquence comico-théâtrale, l’ont obligé à vivre en exil et à s’enfuir après avoir livré quelque nouveau pamphlet au public. Rien ne l’aura corrigé : il était âgé de quarante-quatre ans et préparait à nouveau sa fuite lorsqu’il publia L’Arretin où figure cet article consacré à l’exploitation honteuse des Africains, employés à la production du sucre.

Connaissant le mode d’écriture de notre auteur, on peut supposer que Dulaurens s’est inspiré d’une note de bas de page lue dans le traité De l’esprit, de Helvetius, pour la rédaction de son texte :

on conviendra qu’il n’arrive point de barrique de sucre en Europe qui ne soit teinte de sang humain. Or quel homme, à la vue des malheurs qu’occasionnent la culture & l’exportation de cette denrée, refuseroit de s’en priver, & ne renonceroit pas à un plaisir acheté par les larmes & la mort de tant de malheureux ? Détournons nos regards d’un spectacle si funeste, & qui fait tant de honte & d’horreur à l’humanité. [42]

Dulaurens partait souvent d’une idée, d’un chapitre, d’une note tirée de ses lectures afin de développer sa propre réflexion. Or, Helvétius est abondamment référencé et cité dans les écrits de notre auteur.
Peut-être par hasard, Roger Mercier, dans son ouvrage consacré à l’Afrique noire dans la littérature du XVIIIe siècle, évoque l’article de Dulaurens juste après avoir signalé le commentaire (ci-dessus) de Helvétius. Selon Roger Mercier, notre auteur, qualifié de « personnage curieux », apporte une « note originale » dans le débat [43]. Mercier lui reconnaît une véhémence passionnée prenant le pas sur l’ironie corrosive, et classe Dulaurens parmi « les défenseurs des Nègres [qui] le prennent désormais de haut avec ceux qui veulent maintenir des privilèges tyranniques » [44].

Montesquieu n’était pas en reste parmi les références de Dulaurens et l’on peut comparer l’une des harangues du narrateur de L’Arretin avec un argument ironique donné dans L’esprit des lois pour comprendre que les deux auteurs parlaient le même langage :

On ne peut se mettre dans l’idée que Dieu, qui est un être très sage, ait mis une âme, surtout une âme bonne, dans un corps tout noir. (Montesquieu, L’esprit des lois) [45]

Des êtres qui ont la phisionomie aussi barbouillée que les Negres, peuvent-ils raisonner ? (Dulaurens, “Les Negres”) [46]

Dulaurens, à travers un texte sans doute trop court, semble bien avoir adhéré au combat des plus éloquents défenseur de la cause africaine.
Il se démarque en ce sens de Voltaire, qu’il considérait comme son maître à penser, et qui a laissé davantage d’écrits sur ce sujet. En effet, les positions de Voltaire n’ont pas toujours été aussi tranchées.

Dans le Candide de Voltaire, on trouve une remarque que Dulaurens a forcément partagée lorsque le héros rencontre un esclave noir du Surinam et déclare que les animaux sont mieux considérés par les esclavagistes. Si le côté humain l’emporte à travers ce type d’observation, Voltaire avait pourtant laissé paraître un certain scepticisme sur la valeur intellectuelle de ces hommes si différents. Son regard sur les Africains, dans les textes de réflexion qu’il avait jusqu’alors produits, n’était pas sans ambiguïté. Dulaurens ne s’en formalisera pas. Cela est à mettre sur le compte des divergences inavouées entre notre auteur et celui auquel il voue pourtant un culte sans retenue. La suite du conte, imaginée par Dulaurens, se déroule en Europe et en Perse : aucun personnage d’origine africaine n’y figure. Peut-être voulait-il éluder tout point de référence pouvant prêter à débat vis-à-vis de Voltaire ? L’ensemble des écrits de Dulaurens montre qu’il ne partageait pas toujours l’opinion du créateur de Candide.
Peu avant son arrestation, Dulaurens préparait un recueil de citations qui sera saisi par les autorités et qui va demeurer inédit. Voltaire y est abondamment cité, mais son disciple aura soigneusement évité de reprendre certaines des déclarations du maître lorsqu’il s’agit de définir l’Africain.

Le projet de Dulaurens, resté sous forme de manuscrit inachevé, s’intitule Dictionnaire de l’esprit. Il s’agit d’un recueil des meilleurs traits d’esprit du siècle, selon les goûts et les convictions de notre trublion des Lettres. 225 thèmes et 49 auteurs y sont abordés. Dans la liste des rubriques prévues, on trouve une page intitulée “Nègres”, où sont cités Helvetius et Montesquieu.

Lorsqu’il cite Montesquieu, dans l’ensemble de son Dictionnaire, Dulaurens se réfère souvent aux Lettres Persanes. Or, « Montesquieu, par ses Lettres Persanes (1721), est le premier écrivain à témoigner une connaissance étendue des ouvrages relatifs à l’Afrique » [47]. On peut supposer que Dulaurens a emprunté à Montesquieu l’image burlesque du diable blanc des Africains [48]. Pourtant, notre auteur ne notera rien des Lettres Persanes dans sa rubrique consacrée aux “Nègres”. En revanche, il retient l’intégralité du chapitre 5 de L’esprit des lois, intitulé “De l’esclavage des nègres” (Livre XV) : les neuf maximes de Montesquieu sont reproduites quasi textuellement dans le Dictionnaire de l’esprit.

Helvetius, longuement loué dans les précédents ouvrages de notre auteur, est cité dans le Dictionnaire de Dulaurens pour De l’Esprit. Une particularité du recueil de Dulaurens est que l’auteur ne respecte pas toujours le texte original qu’il reproduit, et s’octroie parfois le droit de compléter ou agencer la pensée de ceux qu’il cite, soit par souci de clarté, soit selon sa propre lecture. Il place ainsi une vue personnelle à la suite d’un passage de Helvétius, invitant alors le lecteur à réfléchir avec lui :

Si l’Église & les Rois permettent la traite des Négres, si le Chrétien, qui maudit au nom de Dieu celui qui porte le trouble & la dissension dans les familles, bénit le négociant qui court la Côte d’Or ou le Sénégal, pour échanger contre des Négres les marchandises dont les Africains sont avides, si, par ce commerce, les Européans entretiennent sans remords des guerres éternelles entre ces peuples, que devons-nous conclure de l’évangile. [49]

Une telle conclusion interrogative (que nous reproduisons en italique) n’apparaît pas dans la réflexion d’origine, où Helvétius poursuit son assertion par une subordonnée causale expliquant que le pouvoir monarchique et religieux considère les peuples dans leur état primitif. Les rares occurrences des mots “évangile” ou “Écriture” figurant dans l’ouvrage de Helvétius n’apparaissent pas sous forme de question directe ou indirecte.
Il faut en conclure que le regard que portait Dulaurens sur la condition des Africains réduits en esclavage était d’autant plus indigné que la contradiction entre les agissements humains et les références bibliques était flagrante. Se prétendre chrétien et maintenir le principe de l’esclavage, sous prétexte d’élitisme, n’était pas acceptable : cela constituait un argument supplémentaire pour remettre en cause l’omnipotence du pouvoir religieux.

Le regard de Dulaurens est lucide et critique envers « l’état d’esprit existant à l’égard de l’Afrique au début du XVIIIe siècle : pas d’hostilité de principe, une curiosité excitée par la découverte de toutes les particularités de ce continent, mais l’impossibilité de se défaire du parti pris que tout ce qui est différent des mœurs européennes est contraire au bon sens » [50]. Sa révolte contre l’égocentrisme des religions et des civilisations, ou plus largement contre la pensée à sens unique, montre combien il détestait le principe de l’abus de pouvoir et l’idée de classification des peuples et des hommes.

L’Arretin, seul ouvrage où l’auteur s’engage en faveur de la reconnaissance des Africains à travers un texte court, a obtenu un petit succès de scandale, mais surtout dû à des articles graveleux et anticléricaux. Le livre a bénéficié d’une quinzaine de rééditions avant la Révolution et sera réédité cinq fois au XIXe siècle. Contestataire, audacieux mais isolé, cet ouvrage s’inscrit parmi les productions clandestines fort nombreuses dans lesquelles les idées les plus tenaces du moment, religieuses ou politiques, étaient remises en cause avec force. L’auteur prêche pour la tolérance, pose des questions de société, combat les préjugés, mais se risque également à l’expression de ses fantasmes et expose ses rêves les plus farfelus, au risque de passer parfois pour un auteur obscène. On ne peut s’empêcher de classer la démarche, même brouillonne et dispersée, au rang des écoles marginales qui suscitèrent l’esprit dissident de la future Révolution. La pensée de Dulaurens sur la condition des Africains déportés et sur l’attitude des colonisateurs, quoique peu exprimée, est sans ambiguïté : l’auteur a toujours milité pour le respect d’autrui, pour la liberté de mouvement et d’expression, contre toute forme de hiérarchisation, d’exploitation, de cloisonnement des hommes ou de la pensée. Il est demeuré constant sur ce point, malgré l’éclatement apparent de son écriture et le droit à l’auto-contradiction qu’il revendique avec insolence et raisonnements dans son Compère Mathieu.

Dulaurens a fait partie des précurseurs en matière de revendication libertaire, de féminisme, d’éducation libre, d’affranchissement du roman ; il aurait pu également figurer parmi les pères de l’abolitionnisme et peut-être davantage, si le propos l’avait occupé au moins autant que sa lutte contre l’église et les préjugés. Reste à savoir si son regard est réellement représentatif de l’ensemble des écrits clandestins du siècle.

Ouvrages cités :

Jean-Louis CASTILHON, Zingha, reine d’Angola, histoire africaine, Paris, Lacombe, 1769.
HELVETIUS, De l’esprit, Paris, Durand, 1758.
Léon-François HOFFMANN, Le Nègre romantique. Personnage littéraire et obsessions collectives, Paris, Payot, coll. “Le regard de l’Histoire”, 1973.
Joseph de LA PORTE(l’abbé), Le Voyageur françois, ou la Connoissance de l’Ancien et du Nouveau Monde. Mis au jour par M. l’abbé Delaporte, Paris, Louis Cellot, 1771-1772, t. XIII-XV.
Roger MERCIER, L’Afrique noire dans la littérature française. Les premières images (XVIIe-XVIIIe siècles), Université de Dakar, Faculté des Lettres et Sciences Humaines, Publications de la section de langues et littératures, n° 11, 1962.
MONTESQUIEU, Lettres Persanes, 1721 ; L’esprit des lois, 1748.
Stéphan PASCAU, Henri-Joseph Dulaurens (1719-1793), Réhabilitation d’une œuvre, Paris, Champion, DHS 109, 2006.
Kwesi Kwaa PRAH, Jacobus Eliza Johannes Capitein 1717-1747. Etude critique sur un Africain du XVIIIe siècle, Paris, Présence Africaine, 2005.
Annie RIVARA, “Esprit encyclopédique déconstruit et narrations décomposées, L’Arrétin (sic) Moderne de Du Laurens (1763)”, article à paraître dans le recueil Écriture romanesque, Écriture Encyclopédique, sous la direction de S. Albertan-Coppola et M. Descargues-Grant.
Donatien-Alphonse-François de SADE, Aline et Valcour, 1793.
Erick NOËL, Etre noir en France au XVIIIe siècle, Paris, Tallandier, 2006

Ouvrages d’Henri-Joseph Dulaurens mentionnés :

La vraie origine du Géan de Douay, en vers françois. Suivie d’un Discours sur la Beauté, où l’on fait mention des Belles de cette Ville. Par Monsieur…, s. l., s. n. [1743, Douai, imp. Jean-François Leclercq]
Candide, ou l’Optimisme. Traduit de l’allemand de Mr le docteur Ralph. Seconde partie, s. l., s. n., 1760.
Le Balai. Poëme héroï-comique en XVIII chants, A Constantinople [Amsterdam], De l’Imprimerie du Mouphti, 1761.
L’Arretin, A Rome [Amsterdam], Aux dépens de la Congrégation de l’Index, 1763.
La Chandelle d’Arras, poëme héroï-comique en XVIII chants, A Bernes, Aux dépens de l’Académie d’Arras, 1765 ; Paris, Egasse, Chaumerot & Delance, 1807.
Imirce, ou la Fille de la Nature, A Berlin, Chez l’Imprimeur du Philosophe de Sans-Souci, 1765.
Dictionnaire de l’esprit, manuscrit inédit, écriture interrompue en décembre 1765.
Le Compère Mathieu, ou les Bigarrures de l’esprit humain, A Londres, Aux Dépens de la Compagnie, 1766.
Le Porte-feuille d’un Philosophe, ou mélange de pièces philosophiques, critiques, satiriques et galantes, &c, A Cologne, Chez Pierre Marteau (imprimeur), 1770.
ps: Illustration : Jacobus E. J. Capitein. Article paru dans C. Gallouët, D. Diop, M. Bocquillon et G. Lahouati (eds.), L’Afrique du siècle des Lumières : savoirs et représentations, Voltaire foundation, Oxford, 2009 et reproduit ici avec l’aimable autorisation de la Voltaire foundation d’Oxford.
notes:

[1] Voir Erick Noël, Etre noir en France au XVIIIe siècle, Paris, Tallandier, 2006.

[2] Voir Hérodote, Histoires, liv. IV, ch. 42.

[3] Voir Pline l’Ancien, Histoire naturelle, liv. II, ch. LXVII, § 169.

[4] Les missionnaires jésuites, quasi inexistants sur le continent africain au profit de représentants d’autres ordres, ont notamment été la cible de Dulaurens dans Les Jésuitiques, paru peu après l’arrêt du Parlement de Paris du 2 août 1761 qui condamnait la Compagnie de Jésus. En parallèle à ce libelle diffamatoire, l’auteur développe dans ses notes de bas de page une extravagante épopée des missionnaires jésuites au Paraguay. Dans d’autres ouvrages, il met en scène les déboires des missionnaires en Orient.

[5] Voir Kwesi Kwaa Prah, Jacobus Eliza Johannes Capitein 1717-1747 : étude critique sur un Africain du XVIIIe siècle, préface de Dieudonné Gnammankou, trad. du l’anglais Brigitte Angays, Paris, Présence Africaine, 2005.

[6] Dulaurens excellait dans le portrait caricatural. Abraham Chaumeix, Fréron ou le père Duplessis en ont fait les frais dans des proportions remarquables et l’on ne compte pas les auteurs, notamment religieux, fustigés au fil de ses nombreuses digressions littéraires. L’auteur a pourtant vécu un temps en Hollande mais il semble bien n’avoir jamais eu le loisir de s’insurger contre les théories de Capitein.

[7] Étymologie anglaise 1906 (Le Robert).

[8] Dulaurens est bien l’auteur de la première suite, publiée en 1760, du célèbre conte de Voltaire : Candide, ou l’Optimisme. Traduit de l’allemand par M. le docteur Ralph. Seconde partie, s. l., s. n., 1760. Le Candide de Dulaurens embarque pour la Norvège où il se fait bastonner et dépouiller par des Lapons offensés. Il avait refusé d’honorer l’épouse de leur chef (chap. XI). Les philosophes Lapons de La Chandelle d’Arras incarnent, par leurs répliques au missionnaire, la sage voix de la nature. – Pour la bibliographie précise de Dulaurens, Voir Stéphan Pascau, Henri-Joseph Dulaurens (1719-1793), Réhabilitation d’une œuvre, Paris, Champion, DHS 109, 2006.

[9] L’Arretin, “Les Negres”, A Rome [Amsterdam], Aux dépens de la Congrégation de l’Index, 1768, 2 parties en 2 vol., part. 1, p. 66-72. [Éd. originale : 1763

[10] Imirce, “Imirce, ou la Fille de la Nature”, Berlin, Chez l’imprimeur du philosophe de sans-souci, 1765, p. 131.

[11] Ibid.

[12] La Chandelle d’Arras, poème en XVIII chants. Nouvelle édition, précédée d’une notice sur la vie et les ouvrages de l’auteur et ornée de 19 planches, Paris, Egasse, Chaumerot & Delance, 1807 (188 p. in-8°), IX, v. 96-97, p. 85. [Il existe deux autres éditions in-12, ainsi qu’une possible in-16 de la même année, du même imprimeur et présentant de légères différences. (Éd originale : 1765)

[13] Imirce, éd. cit., p. 321.

[14] Ainsi, « La crainte du Diable est toute la religion qu’on nous inspire dans notre Province », s’attriste Babet dans Imirce avant de s’empresser de surpasser ses peurs. (Imirce, “Histoire de Babet”, éd. cit., p. 189)

[15] Imirce, “La Momie de…”, éd. cit., p. 274.

[16] Le Compère Mathieu, ou les Bigarrures de l’esprit humain, A Londres, Aux Dépens de la Compagnie, 1766a (3 t. en 3 vol. in-8°), t. I, p. 358. [Pour cette édition originale, il existe au moins une contrefaçon d’époque (1766b) à la pagination différente

[17] Op. cit., t. I, p. 368-369. – Le mot « France » sera écrit en toutes lettres dans les éditions ultérieures.

[18] Op. cit., t. I, p. 372.

[19] Ibid.

[20] Op. cit., t. I, p. 373.

[21] Op. cit., t. I, p. 373-374.

[22] Cafres vient d’un mot arabe qui signifie infidèles.

[23] C.M., éd. cit., t. II, ch. 1, p. 37.

[24] Op. cit., t. III, ch. 19, p. 181. La citation est extraite de Plutarque, Traité de la superstition.

[25] Dulaurens, poursuivi pour la publication d’Imirce et de La Chandelle d’Arras à Liège, prend la fuite et est arrêté à Francfort le 31 décembre 1765. Il est ensuite livré à l’Inquisition qui le condamne à la prison à vie. Son Porte-feuille a vraisemblablement été dissimulé puis publié plus tard par son ami Jean-Baptiste Robinet : Le Porte-feuille d’un Philosophe, ou Mélange De Pièces Philosophiques, Politiques, Critiques, Satyriques & Galantes, etc., Cologne, chez Pierre Marteau, Fils, 1770 (6 vol.).

[26] Le Porte-feuille…, éd. cit., vol. II, p. 179.

[27] Ibid., p. 179-180. L’extrait proviendrait de « Rép. des Lettres. Octobre 1686. »

[28] « Ce n’était pas une simple curiosité géographique qui animait les savants du début du XVIIIe siècle à rechercher les observations nouvelles sur les peuples exotiques. Le désir de connaître se doublait chez eux du désir de trouver dans les faits une confirmation aux systèmes qu’ils avaient formés sur l’histoire de l’humanité. » (Roger Mercier, L’Afrique noire dans la littérature française. Les premières images (XVIIe-XVIIIe siècles), Université de Dakar, Faculté des Lettres et Sciences Humaines, Publications de la section de langues et littératures, n° 11, 1962, p. 68.)

[29] Le Porte-feuille…, éd. cit., vol. I, p. 68-80.

[30] L’Arretin, éd. cit., part. II, p. 25-31.

[31] Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, livre III, ch. LII-LV.

[32] Le Porte-feuille…, éd. cit., vol. I, p. 79-80.

[33] Jean-Louis Castilhon, Zingha, reine d’Angola, histoire africaine, Paris, Lacombe, 1769 ; (l’abbé) Joseph de La Porte, Le Voyageur françois, ou la Connoissance de l’Ancien et du Nouveau Monde. Mis au jour par M. l’abbé Delaporte, Paris, Louis Cellot, 1771-1772, t. XIII-XV.

[34] Voir l’épisode d’Aline et Valcour, Lettre 35, dans Sade, Œuvres, éd. M. Delon, t. 1.

[35] Cette anecdote est racontée par Cavazzi dans sa Descrizione.

[36] C.M., éd. cit., t. I, ch. 10.

[37] Imirce, éd. cit., p. 102-103.

[38] La vraie origine du Géan de Douay, en vers françois. Suivie d’un Discours sur la Beauté, où l’on fait mention des Belles de cette Ville. Par Monsieur…, s. l., s. n. [1743, Douai, imp. Jean-François Leclercq], p. 46.

[39] Le Balai, A Constantinople [Amsterdam], De l’Imprimerie du Mouphti, 1761, I, v. 154-156.

[40] C.M., éd. cit., t. II, p. 203-204.

[41] Voir l’article d’Annie Rivara, “Esprit encyclopédique déconstruit et narrations décomposées, L’Arrétin (sic) Moderne de Du Laurens (1763)”, à paraître dans les actes du colloque Écriture romanesque, écriture Encyclopédique, sous la direction de Sylviane Albertan-Coppola et Madeleine Descargues-Grant.

[42] Helvetius, De l’esprit, Paris, Durand, 1758, I, 3 (“De l’ignorance”), p. 25, note (e). – Dulaurens avait également lu Montesquieu, qu’il cite dans son Dictionnaire de l’esprit : « Le sucre seroit trop cher, si l’on ne faisoit travailler la plante qui le produit par des esclaves », la phrase étant extraite de L’esprit des lois, livre XV, ch. 6, “De l’esclavage des nègres” (1748). – Léon-François Hoffmann propose un bref historique de cette réflexion (le sucre entaché de sang) dans Le Nègre romantique. Personnage littéraire et obsessions collectives, Paris, Payot, coll. “Le regard de l’Histoire”, 1973, p. 113-114.

[43] R. Mercier, op. cit., p. 99-100.

[44] Ibid., p. 99.

[45] Livre XV, 5, “De l’esclavage des nègres” (1748).

[46] L’Arretin, éd. cit., I, p. 67.

[47] R. Mercier, op. cit., p. 74.

[48] « Je ne suis pas surpris que les nègres peignent le diable d’une blancheur éblouissante et leurs dieux noirs comme du charbon » (Lettres Persanes, Lettre LIX. Rica à Usbek, à***).

[49] D.E., f° 314, rubr. “Nègres”. Les pièces du procès de Dulaurens en Allemagne sont conservées aux Archives Diocésaines de Mayence. L’ensemble est constitué de 762 folios répartis en 368 folios d’actes du procès et 394 folios du Dictionnaire de l’esprit resté sous forme manuscrite : Dom und Diözesanarchiv Mainz, Alte Kästen Nr. K 47/47 (Akte 50 pour le Dictionnaire). – Extrait de Helvétius, De l’esprit, Paris, Durand, 1758, Discours III, 4, p. 279.

[50] R. Mercier, op. cit., p. 68.