vendredi, novembre 12, 2010

Hélène Vignaux, Esclavage, traite et évangélisation des Noirs dans le Nouveau Royaume de Grenade au xviie siècle

Thèse de doctorat soutenue à l’Université de Paris X-Nanterre le 12 décembre 2003 (dirigée par Alain Milhou, Thomas Gomez et Nikita Harwich)*
p. 341-344

 

Texto integral

 

1Cette thèse analyse les conditions d’insertion de la population d’origine africaine dans la société coloniale de Nouvelle Grenade au xviie siècle, à travers l’étude des relations sociales, culturelles et spirituelles, et en s’appuyant sur des sources diverses et nombreuses où Noirs et Mulâtres apparaissent comme acteurs, témoins ou victimes. L’évangélisation des Noirs étant indissociable de leur condition habituelle d’esclave et de la finalité commerciale qu’était la traite, il était important de rappeler tout d’abord l’évolution de ces deux facteurs, ainsi que le contexte politique, économique et social dans lequel ils s’étaient développés. Afin de mieux cerner les divers comportements des esclaves dans leur adaptation progressive ou leur résistance aux normes que l’on voulait leur imposer, une étude des motifs qui permirent à l’opinion publique de légitimer la traite des Noirs s’avérait également indispensable. Enfin, la question religieuse étant la principale raison invoquée pour justifier un tel trafic, une large place a été consacrée à l’étude du processus d’évangélisation des Noirs en Nouvelle Grenade, en distinguant le plus possible les lieux, les époques et les méthodes. Ce travail est divisé en trois parties.

La première partie expose à la fois l’implantation et le fonctionnement général de la traite négrière.

Le premier chapitre évoque tout d’abord la politique des Couronnes portugaise et espagnole à l’égard de la traite des Noirs ainsi que l’institution du patronato regio, système en rapport étroit avec le processus d’évangélisation dans les colonies des royaumes ibériques puisque le pouvoir de commander et de s’immiscer dans l’administration religieuse avait été donné à des pouvoirs laïques. L’Espagne recourut au système des licences, puis à celui des asientos. Les principales caractéristiques de ces contrats d’importation de main-d’œuvre esclave sont décrites jusqu’à la levée progressive des obstacles à la libre circulation des navires négriers. Les conditions matérielles dans lesquelles s’organisait ce trafic sont ensuite évoquées, avec les méthodes d’approvisionnement en esclaves pratiquées dans certaines régions d’Afrique où se tenaient les factoreries ou les marchés, la prise en charge des esclaves, leur transport et leurs conditions sanitaires, tous éléments ayant inévitablement eu des répercussions psychologiques, religieuses et culturelles sur les esclaves débarqués en Amérique.

Le second chapitre a tenté de déduire l’origine ethnique, et donc l’appartenance culturelle, des Noirs débarqués en Nouvelle Grenade, ainsi que leur nombre, dont l’estimation, quoique relative, donne une idée de l’importance de ce commerce. L’étude des demandes de licences a mis en lumière l’accroissement de la demande de main-d’œuvre noire et a établi la répartition des esclaves dans les mines, les haciendas ou les villes ainsi que leurs différents emplois, ce qui permet d’avoir un nouveau regard sur les conditions de la vie coloniale hispanique de cette époque. La description de l’accueil des esclaves à Carthagène des Indes (ville topique à cet égard en tant qu’important port négrier situé sur la mer des Caraïbes), des formalités administratives et sanitaires de rigueur, des règles régissant leur vente, ainsi que des fraudes et de la contrebande les concernant offre une vision d’ensemble de l’organisation de la traite.

La deuxième partie met en avant l’argumentaire des « justificatifs » de l’esclavage et de la traite, sachant que l’une des principales raisons invoquées pour « légitimer » cette pratique était d’ordre religieux.

Dans un premier temps, je rappelle les principales prises de position, personnelles et non de magistère, des papes sur le sujet de la légitimité de l’esclavage des Noirs et les difficultés d’interprétation qu’elles soulèvent. Sont présentés ensuite quelques théories justifiant la réduction en esclavage ainsi que les débats controversés des théologiens juristes espagnols des xvie et xviie siècles, qui aboutirent parfois à une remise en cause du principe même de la colonisation. La controverse atteint une dimension différente en Amérique grâce à la position théorique originale, et totalement nouvelle pour l’époque, du jésuite Alonso de Sandoval tirée de son expérience pastorale auprès des esclaves de Carthagène des Indes et exposée dans son ouvrage De instauranda Aethiopum salute (1627).

Un deuxième chapitre met en évidence l’immense écart entre les obligations théoriques légales et morales des maîtres et la mise en pratique de celles-ci en Nouvelle Grenade. Les relations sociales, juridiques et politiques qui y sont décrites brossent un tableau de la vie quotidienne de la société néo-grenadine au xviie siècle. La recherche de la perception de la relation esclave-maître a fait ressortir des situations de contestation ; certains esclaves contournant les obstacles et adaptant, en leur faveur, des mesures qui leur étaient en principe défavorables. Les différents moyens, légaux ou non, qu’avaient les esclaves pour accéder à la liberté sont aussi évoqués. Une place spéciale est accordée à l’étude des palenques. Leur organisation interne est minutieusement décrite : répartition hiérarchique, existence d’esclaves, complicités diverses pour la fourniture de vivres et d’armes…

La troisième partie porte sur l’accès des Noirs néo-grenadins à la religion chrétienne au xviie siècle, et s’appuie sur les éléments historiques, idéologiques et institutionnels fournis dans les deux parties précédentes.

Le premier chapitre évoque le contexte dans lequel s’effectua cette évangélisation. Il présente les principales caractéristiques de l’implantation portugaise du christianisme en Afrique (l’action des Portugais, leurs piètres résultats et les répercussions sur le travail pastoral du clergé s’occupant des esclaves en Amérique) ainsi que le cadre institutionnel de l’implantation de l’Église catholique dans l’Amérique espagnole, en particulier en Nouvelle Grenade (le rôle de la Couronne espagnole, l’installation du clergé, tant séculier que régulier, ses charges, ses obligations et ses nombreuses déficiences, aussi bien dans sa formation que dans sa conduite et ses effectifs).


Le deuxième chapitre analyse l’appareil de l’Église néo-grenadine mis en place à différents niveaux – conciliaires, diocésains et paroissiaux – pour administrer la vie religieuse des Noirs et leur faire suivre les normes catholiques. Les dispositions civiles et ecclésiastiques qui se rapportent à la pastorale des Noirs y sont étudiées, notamment par l’examen des catéchismes élaborés lors des conciles et des synodes tenus en Nouvelle Grenade. D’autre part, les déplacements de population dus au déclin de l’encomienda et la prédominance progressive de l’hacienda, entraînèrent un aménagement des structures rurales : l’Église dut modifier au mieux l’espace pastoral, soit en changeant les limites des paroisses existantes, soit en créant de nouvelles paroisses au détriment des précédentes, soit en recourant à la création territoriale de doctrines spécialisées pour les Indiens et/​ou pour les Noirs. À partir de l’étude de créations et de désagrégations de paroisses et de doctrines, le travail d’évangélisation réalisé dans les différents évêchés (Carthagène, Santa Marta, Popayán et Santafé) est décrit. On constate ainsi que, dans certaines zones où la population indigène avait été décimée, les Noirs, en plus grand nombre, bénéficiaient d’un temps d’enseignement plus long que les Indiens qui devaient parfois se déplacer jusqu’au lieu où le prêtre effectuait l’enseignement religieux (ou doctrine) pour l’ensemble des « survivants » dispersés dans les campagnes reculées. Néanmoins, les difficultés rencontrées dans l’évangélisation des Noirs étaient des plus diverses et malaisées à résoudre parce qu’elles relevaient des décisions d’autorités successives, tant laïques que religieuses. L’examen du cas par cas met en évidence les principaux points de friction (contestation des délimitations des zones d’évangélisation qui avaient une répercussion sur l’attribution des dîmes, refus de certains bénéfices ecclésiastiques, en particulier dans les campagnes en raison de l’éloignement, du climat, de la pauvreté du pays ou du manque de ferveur religieuse) et permet d’apprécier les conditions matérielles dans lesquelles se faisait l’évangélisation des Noirs, celles-ci variant d’un évêché à l’autre.

Le troisième chapitre décrit les rouages du système original mis en place par les Jésuites dont le rôle, dans l’évangélisation des Noirs, fut primordial dans les villes où ils avaient des Collèges, en particulier à Carthagène des Indes où, en raison des pratiques pastorales douteuses des prêtres portugais en Afrique, ils s’étaient presque exclusivement consacrés à cette tâche. L’action entreprise dès 1608 par le recteur des Jésuites de Carthagène pour créer des « missions de Guinée » afin d’assurer efficacement et exclusivement l’évangélisation des Noirs par son Ordre est d’abord soulignée. Une attention particulière est portée à la méthode d’évangélisation des Noirs préconisée par Alonso de Sandoval dans le traité De instauranda Aethiopum salute et appliquée par son disciple Pierre Claver dont l’œuvre est mise en valeur, autant dans sa dimension pédagogique que dans sa dimension humaniste (protection et défense des esclaves). La « méthode jésuite » consistait, en ne conservant que les gestes indispensables à la validité canonique des sacrements, à se mettre au niveau de leurs récipiendaires, en recourant également aux interprètes pour surmonter l’obstacle de la langue, et en utilisant des procédés pédagogiques adaptés tels que l’image, les répétitions mnémotechniques et les récompenses.

Le quatrième chapitre expose les rapports qu’entretenaient les Noirs avec la religion en Nouvelle Grenade. Pour évaluer le degré d’africanité persistante dans les pratiques, voire de résistance à l’acculturation hispanique, les principales caractéristiques des religions d’Afrique occidentale sont brièvement rappelées afin de les comparer à ce que furent les pratiques des Noirs du Nouveau Royaume et de déterminer ainsi s’il y eut, ou non, acculturation, syncrétisme ou juxtaposition des croyances. Sont présentés ensuite les moyens mis en œuvre par l’Église néo-grenadine pour obtenir, conserver ou accentuer la dévotion des Noirs, notamment à l’occasion des fêtes religieuses et par l’intermédiaire des confréries, ainsi que les moyens de contrôle utilisés pour éviter les déviances religieuses et morales des Noirs. Les missions aux résultats pastoraux « spectaculaires » qu’organisaient les religieux constituaient, tout comme les visites de l’évêque et du gouverneur-visitador, des moyens indirects de contrôler la rectitude de vie de la population servile ; les associations telles que les confréries ou les cabildos, ciment de la communauté chrétienne locale et de celui de la communauté culturelle de ses membres, furent aussi un moyen de contrôle social. Il s’y adjoignait également la surveillance par l’Inquisition à laquelle les Noirs, à la différence des Indiens, étaient soumis. En dépit de ce contrôle et des efforts pour évangéliser les Noirs, les cas de résistance à la conversion à la foi chrétienne sont nombreux, ceci étant particulièrement visible chez les mahométans. Les différents cas de pratiques déviantes telles que le blasphème, le reniement, la magie et la sorcellerie sont examinés. Certaines de ces pratiques relèvent d’un syncrétisme afro-chrétien, d’autres peuvent être considérées comme actes de résistance à l’acculturation. La fin du chapitre est consacrée à l’examen de la situation religieuse dans les palenques et tente de déterminer si la religion catholique parvenait jusqu’à leurs habitants, quelles qu’aient été leurs pratiques religieuses et leur degré de conversion. Ceci conduit à l’étude du rôle des prêtres, non seulement pastoral mais aussi politique, lorsqu’ils intervenaient dans les négociations de paix avec le gouvernement, et, au-delà, à situer le rôle des palenques dans l’évolution de la vie sociale.
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Notas


*  Composition du Jury : Jean-Pierre Tardieu (président), Université de la Réunion ; Thomas Gomez et Joseph Farré, Université de Paris X-Nanterre ; Rodolfo De Roux, Université de Toulouse II-Le Mirail ; Bernard Vincent, EHESS.
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Para citar este artigo

 

Referência electrónica

« Hélène Vignaux, Esclavage, traite et évangélisation des Noirs dans le Nouveau Royaume de Grenade au xviie siècle », Mélanges de la Casa de Velázquez [Online], 35-2 | 2005, posto online em 18 Outubro 2010, Consultado o 12 Novembro 2010. URL : http://mcv.revues.org/2460


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