mercredi, août 19, 2009

Sonthonax et Polvérel, révolutionnaires oubliés dans la tourmente coloniale !


Envoyés en mission à Saint-Domingue en septembre 1792, ils iront plus loin que leur mandat en proclamant l’abolition de l’esclavage.


La mémoire et l’histoire ne se travaillent pas de la même manière. Le travail de la mémoire se déploie plutôt sur le mode subjectif et contribue ainsi à tout processus d’identification ; le travail d’histoire, lui, a une visée objective (même si celui qui le fait est pétri de subjectivité) que justifie en quelque sorte la lecture critique des archives. Pourtant ces deux types de travaux obéissent au souci vital de l’être humain de trouver réponse théorique et pratique à des questions présentes. S’approprier le passé, de façon mémorielle ou historique, n’a de sens que pour, à l’avenir, reproduire le présent ou, au contraire, essayer de le transformer et commencer à construire un devenir autre pour le genre humain.

Je parle de travail et non de devoir. Car le devoir de mémoire, si couramment imposé aujourd’hui par l’idéologie dominante, a la fâcheuse tendance à proposer une galerie de « héros » (élites aristocratiques ou populaires qu’importe !), et donc laisse souvent de côté les résidus, scories, imperfections ou imprévus de l’histoire concrète. Un tel devoir fait peu de place au débat historique d’idées contradictoires. Alors qu’entre travail de mémoire et travail d’histoire, si les rapports sont contradictoires, ils ne sont pas forcément antagoniques.

J’ai donc choisi ces deux révolutionnaires qui, s’ils sont restés peu présents dans les mémoires, sont pourtant à l’origine, parmi beaucoup d’autres mais à leur manière singulière, d’un processus historique d’importance séculaire : l’abolition de l’esclavage dans les colonies. Que d’autres personnalités comme Toussaint Louverture et Victor Schoelcher aient recueilli les lauriers de la mémoire « collective » dans ce domaine est source d’interrogations fructueuses, en particulier pourquoi ceux-là et non ceux-ci ?

Léger-Félicité Sonthonax et Étienne de Polvérel ont respectivement vingt-huit et cinquante-quatre ans quand ils débarquent, en septembre 1792, à Saint-Domingue, envoyés par l’Assemblée législative comme commissaires civils avec les pleins pouvoirs. Leur mission ? Faire appliquer le décret du 4 avril qui accorde la pleine citoyenneté à tous les libres de couleur, c’est-à-dire aux affranchis. Mais pas aux esclaves, cela va mieux en le disant !

Pourquoi eux et pourquoi Saint-Domingue ? Tous les deux avocats, puis journalistes après 1789, proches de Brissot au club des Jacobins, ils se font connaître par leurs positions anticoloniales. Saint-Domingue est alors la plus riche colonie sucrière de l’empire colonial français. Or, le 29 août 1793, Sonthonax proclame l’abolition de l’esclavage au Cap-Français, suivi par Polvérel les 21 et 27 septembre pour les provinces de l’ouest et du sud. Ainsi, de manière imprévue, les commissaires ont agi au-delà de leur mission. Ce qu’ils viennent de faire est considéré par beaucoup d’historiens (Yves Bénot, Marcel Dorigny, Michel Vovelle, Jacques Cauna) comme un acte fondateur d’un mouvement plus général d’émancipation.

Oui mais voilà… ! Pour comprendre ce résultat, il faut s’interroger plus avant sur les processus qui lui ont permis de se concrétiser. Et là, l’analyse historique s’enrichit, se transforme, et permet en retour de mieux comprendre l’amnésie mémorielle.

Car, qu’est-ce qui a poussé Sonthonax et Polvérel à aller aussi loin ? D’abord, et fondamentalement, au nord, une révolte massive d’esclaves (50 000 sur les 450 000 présents sur l’île) commencée le 22 août 1791, soit un an avant l’arrivée des commissaires et deux ans avant la « célèbre » proclamation. Et qui n’en finit pas. C’est dire si la pression des événements est considérable et cela explique sans aucun doute l’accueil glacial qui est réservé à Sonthonax et Polvérel par des colons blancs racistes pressés de maintenir ou de retrouver leur pouvoir de propriétaires esclavagistes. Il faut aussi tenir compte de l’hostilité intéressée de l’Angleterre et de l’Espagne, alors en guerre contre la France, et qui espèrent ainsi occuper cette colonie, si prospère par temps calme. Pour déjouer les réactions violentes des colons et des puissances étrangères, Sonthonax et Polvérel n’ont d’autre choix que de se rallier les esclaves révoltés en échange de leur liberté. C’est donc contraints par les « circonstances » (le mot est dans le texte d’abolition) qu’ils agissent.

Il n’empêche que le texte du 29 août est non seulement éclatant mais aussi éclairant par les contradictions qu’il dévoile ! Lisons-le avec attention : « Art. 2. Toute nègues et milates, qui zesclaves encore, nou déclaré io tout libe. Io gagné même droit que toute les autres citoyens Français. » (« Tous les nègres et sang-mêlé actuellement dans l’esclavage sont déclarés libres pour jouir de tous les droits attachés à la qualité de citoyens français). » Eh oui, ce texte a été publié en créole pour en faciliter la compréhension par les esclaves révoltés ! Dans le reste du texte, il est intéressant de noter l’impact de cet article : les « ci-devant esclaves seront jugés comme les autres citoyens » (art. 28), « Les dispositions du Code noir demeurent provisoirement abrogées » (art. 38), « La correction par le fouet est absolument supprimée » (art. 27). Autrement dit, voilà un texte qui s’attaque bien à ce qui faisait l’horreur du quotidien de l’esclave.

Mais en même temps : « Les nègres actuellement attachés aux habitations de leurs anciens maîtres seront tenus d’y rester ; ils seront employés à la culture de la terre » (art. 9) ; « Pour les fautes contre la discipline […], la plus forte peine sera la perte d’une partie ou de la totalité des salaires » (art. 27). Autrement dit, voilà un texte qui assure la transition entre la condition d’esclave et le statut de salarié dans le cadre de rapports sociaux capitalistes, exploitation de l’île oblige. Il faut pourtant savoir que Polvérel, deux jours avant cette proclamation, avait envisagé d’assortir la liberté des esclaves (progressive certes) à la copropriété communautaire des plantations. Cette divergence de vue a eu des conséquences majeures sur l’avenir indépendant d’Haïti (mais c’est une « autre » histoire !).

Polvérel meurt en 1795 et Sonthonax en 1813 en exil (Bonaparte ne lui a pas pardonné ce texte).

Voici donc deux révolutionnaires responsables historiques majeurs et pourtant oubliés, non pas seulement parce qu’ils n’ont pas laissé de « mémoires » recomposées pour entrer au panthéon élitiste de la nation, mais surtout parce qu’ils ont tenté de mener à bien une oeuvre d’émancipation qui n’avait pas les caractères rêvés. Cette abolition-là est pleinement engluée dans le quotidien de multiples rapports de forces qui obligent à composer, à aller plus loin et plus profond, mais aussi à révéler les contradictions biographiques des acteurs comme celles, plus objectives, du mouvement des rapports sociaux.

Ils ont été ainsi oubliés aussi bien en France qu’en Haïti, ici parce qu’ils ne correspondaient pas bien au mythe de l’anti-esclavagiste pur et dur ni à celui d’une décolonisation unilatéralement octroyée par le colonisateur « bienveillant », et là peut-être parce qu’ils symbolisent l’alliance obligée que Toussaint Louverture et les esclaves

révoltés ont dû faire pour que leur insurrection, nécessaire pour s’émanciper, devienne suffisante.

Mémoire et histoire ont encore bien du boulot devant elles pour accorder leurs violons !


Pascal Diard Historien, professeur à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis)

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