jeudi, janvier 14, 2010

Alioune Diop avait théorisé une ‘’solidarité culturelle des peuples noirs’


par Aboubacar Demba Cissokho

Saint-Louis, 10 jan (APS) – Militant de la cause noire, Alioune Diop (1910-1980), dont le centenaire de la naissance est célébré ce 10 janvier, a, à travers ses écrits, ses discours et ses actions, œuvré pour la rencontre et le rassemblement des hommes noirs d’Afrique et du reste du monde.

Dans ce texte, publié dans le N° 97 de la Revue Présence Africaine, Diop théorise la ‘’solidarité culturelle des peuples noirs’’, pour ‘’arriver à ce que la moindre communauté ethnique soit à même de découvrir la diversité des traditions des peuples noirs et qu’une conscience commune naisse à ces peuples, et devienne celle d’une civilisation noire avertie de ses propres vertus comme de ses propres infirmités au sein de la société internationale’’.

— ALIOUNE DIOP : ’’(…) Les deux préoccupations majeures du Colloque de Lagos (Civilisation noire et Education, 1977) concernent donc la jeunesse d’une part, le peuple d’autre part. Et non pas seulement l’élite intellectuelle.

Mais nous avons parlé de solidarité. Elle doit se nouer à deux niveaux. D’abord entre les peuples noirs. Il faut arriver à ce que la moindre communauté ethnique soit à même de découvrir la diversité des traditions des peuples noirs et qu’une conscience commune naisse à ces peuples, et devienne celle d’une civilisation noire avertie de ses propres vertus comme de ses propres infirmités au sein de la société internationale. Cela suppose des formes de dialogue et d’échange à inventer et instaurer à partir de la situation des plus humbles et des plus démunis. La solidarité culturelle des peuples noirs naîtra d’un effort soutenu et concerté d’échanges à tous les niveaux de l’existence.

L’organisation d’une communauté de civilisation en effet que l’on s’impose des obligations réciproques. C’est là une condition de notre santé culturelle, sociale et politique. Pensons aux services que la Ligue Arabe ou les institutions de la communauté des peuples juifs rendent à leurs membres. On comprendra alors qu’une solidarité culturelle nous soit d’autant plus précieuse que notre héritage est plus fragile que celui des Arabes ou des Juifs. L’unité linguistique des peuples noirs s’est rompue depuis des temps immémoriaux. Leur conscience historique s’est fragmentée en univers multiples dont les horizons sont au moins aussi limités que leurs aires linguistiques.

Nos cultures, en Afrique, sont orales. Nos monuments de bois ne résistent pas au temps. Nos pouvoirs politiques sont limités dans l’espace. Notre personnalité spirituelle est facile à déséquilibrer. Ni les intellectuels ni le peuple (dépourvu d’écriture) ne maîtrisent scientifiquement et réellement notre patrimoine. Aucune vision commune de l’avenir du monde ne soutient notre coexistence sur cette terre. Privés de moyens de penser correctement le monde moderne, à partir d’informations et d’échanges suffisants, nous laissons des étrangers bâtir notre propre avenir et nous imposer des idéaux que nous n’avons pas nous-mêmes forgés à partir d’une expérience personnelle de l’histoire et de la gestion du monde.

Une réelle solidarité culturelle de nos peuples est donc, aujourd’hui, indispensable à notre salut et à notre foi en nous-mêmes. Mais cette solidarité entre peuples noirs doit commencer par une solidarité organique ente l’élite occidentalisée et son propre peuple. Celui-ci, notamment dans les communautés rurales, est pauvre, démuni et désarmé, trop souvent, en face des irruptions de la modernité dans sa vie intime et quotidienne. Il ne tient plus son destin en main. L’élite, de son côté, tient sa sécurité de sa capacité de participer à la vie occidentale beaucoup plus que de sa signification au sein d’une communauté africaine libre ou de son appartenance à un peuple différent, à une civilisation spécifique : bien au contraire, plus elle s’efforce de s’adapter à (ou de se faire adopter par) l’occidentalité, plus elle est sollicitée pour délaisser sa culture et son peuple.

La ’fuite des cerveaux’ n’affecte pas seulement les savants africains, elle atteint également les artistes. Je donne souvent l’exemple suivant. Un écrivain africain de talent obtient un grand prix de valeur internationale. Brusquement son nom émerge, son prestige atteint les vastes horizons de l’opinion mondiale. Les Africains s’en réjouissent et tirent fierté du succès d’un des leurs. Mais en même temps peut commencer, sur l’âme du lauréat, l’effet d’une séduction qui l’assimile et l’intègre peu à peu à la civilisation de ce grand public occidental dont les critiques et les lecteurs ont su apparemment comprendre notre artiste mieux que son propre peuple africain (lequel reste souvent inconscient des qualités et du talent appréciés chez le lauréat). A mesure que ce lauréat est reconnaissant au public européen qui a si bien su l’analyser, le louer, l’estimer (et même lui faire découvrir des qualités qu’il ne se connaissait pas), à mesure son être et son style se transforment pour plaire davantage à l’occidentalité. C’est l’humain. Mais à mesure, il risque de s’éloigner de son peuple et de sa culture indigène. Car son œuvre n’aura été ni attendue, ni entendue par l’opinion nègre.

J’ai choisi un cas particulier. Mais dans l’ensemble, cette fuite des cerveaux au profit de l’occidentalité touche peu ou prou toutes les élites occidentalisées, séduites par le confort et l’efficacité. Un fossé s’ouvre ainsi entre l’élite et son peuple au détriment d’une solidarité entière, nouée autour des valeurs de leur commune histoire, de leur commun héritage artistique ou social, littéraire ou spirituel. C’est à l’élite qu’il appartient de faire les premiers pas. Il lui appartient de revenir au sein de son peuple, à son langage, à son terroir, à sa mémoire historique. Elle est mieux équipée pour comprendre les ressources de la modernité et les nouveaux langages que celle-ci sécrète pour l’homme. Elle peut, une fois reconnue par les siens, aider ceux-ci à s’ouvrir et s’adapter sans péril au monde nouveau. C’est à l’élite qu’il revient d’éclairer la rencontre de la tradition et de la modernité dans la vie du peuple.

Cette tâche ne se limite pas à une simple action éducative. Elle commence par une maîtrise que l’élite doit exercer sur sa propre compétence, son talent et sa mentalité : africaniser sa propre discipline d’abord. L’historien, le poète, le juriste, le théologien ou le psychiatre ont à féconder leur discipline pour qu’elle parle un langage africain. Il n’est pas jusqu’au mathématicien qui ne doive se mettre en quête de l’apport de sa propre civilisation au développement de la science mathématique.

Ce faisant, l’élite élargit et approfondit l’universalité de la science et de l’humanisme. En même temps, elle ouvre à son peuple une culture mondiale où celui-ci se sentira à l’aise, puisqu’il s’y trouvera présent par la valorisation de son propre héritage. De cet héritage, en effet, c’est lui, le peuple africain, qui est le dépositaire premier. C’est lui qui en garantit « l’authenticité ». D’un rapprochement entre élite et peuple doit donc naître une nouvelle conscience, je veux dire une nouvelle connaissance de soi : ce qui sera de nature à améliorer l’équilibre de chacun et assurer le pouvoir de tous au sein d’une modernité qui évolue sans cesse.

La solidarité des peuples noirs est donc l’un de nos objectifs. Qu’elle devienne un besoin chez chacun, et elle se traduira par la naissance et le développement d’œuvres, d’institutions et d’instances nouvelles, qualifiées pour exprimer l’autorité et la maturité culturelles de nos peuples, dans un langage moderne approprié’’.

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