L'histoire et la sociologie de la caraïbe, des antilles et du monde noir. Naviguons dans le passé de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Guyane, de la Réunion et de l'Afrique
vendredi, avril 09, 2010
L’Ile de Gorée: Île mémoire ou Île de la honte de l’Afrique ?
Au cours du mois de février cette année, nous avons dans le cadre de nos activités professionnelles visité l’île de Gorée avec un groupe de séminaristes. Cette dernière visite, contrairement à une première effectuée il y a quelques années, nous a laissé un goût très amer ! L’île a en effet beaucoup changé ; c’est désormais l’aspect touristique qui est mis en exergue au détriment du mémorial !
Le premier choc que nous avons eu dès notre débarquement sur l’île, fut le fait que nous avons été interpellés par les agents de la Commune d’Arrondissement de Gorée qui nous réclamaient le payement d’une somme de 500 Cfa. A notre question de savoir pourquoi il fallait s’acquitter de cette somme, il nous fut répondu que l’UNESCO ne subventionnait plus l’entretien de l’île et que c’était désormais la responsabilité de la Commune qui n’avait pas les moyens nécessaires, raison pour laquelle elle percevait cette «taxe». Nous nous sommes exécutés, convaincus que nous participions de ce fait à l’entretien d’un lieu de la mémoire africaine. Nous avons ensuite été envahis par la multitude de «guides officiels», chacun présentant son badge et prétendant être le meilleur guide de l’île. A côté de ces «guides officiels», nous avons aussi été littéralement «agressés» par une nuée de vendeurs ambulants proposant toutes sortes de souvenirs ou d’objets d’artisanat. Nous nous débarrassons tant bien que mal de ces femmes et hommes de tous âges, et nôtre «guide officiel» peut enfin nous conduire vers la «Maison des Esclaves».
A notre grande surprise, nous n’avons pas le droit d’y entrer, car devant la porte, un gardien veille, qui ne laisse passer que ceux qui s’acquittent d’un droit d’entrée de 500Cfa ! Devant notre indignation et nos protestations du fait que nous avons déjà payé le droit de visiter l’île et avons déjà un guide, un monsieur d’une trentaine d’années s’approche et nous explique calmement que la somme que nous avons déboursée à l’entrée de l’île revenait à la Commune, alors que lui réclamait la somme qui revenait de droit au Ministère de la Culture du Sénégal, responsable de la gestion de la «Maison des Esclaves» ! Nous sommes vraiment énervés et dénonçons l’arnaque, mais que pouvons nous faire ? Quitter l’île sans visiter la «Maison des Esclaves» est inimaginable pour tout visiteur de l’île de Gorée ! Nous nous exécutons, c'est-à-dire nous payons malgré nous une fois de plus!
Une trentaine de personnes (surtout des touristes occidentaux), sont présentes dans la «Maison des Esclaves». Le «représentant» du ministère de la culture raconte l’histoire de cette maison au pas de course. En moins de vingt minutes (traduction anglaise comprise !), il a terminé et nous sommes priés de faire rapidement des photos avant de quitter le lieu !
Après cette «visite», nous sommes si irrités que nous n’avons plus besoin de visiter quoi que ce soit, puisque le même stratagème se répète presque partout sur l’île (sauf à l’Eglise Saint Charles Boromée, où après la visite une contribution libre et volontaire est suggérée). Il faut payer un droit d’entrée pour visiter le Musée Historique, le centre socioculturel et le Théâtre ! De l’avis de plusieurs personnes faisant partie de notre délégation, l’île de Gorée a vraiment changé et a surtout perdu de son sens ! Un enseignant ayant visité le Musée Mémorial de la Shoah aux Etats Unis nous dit par exemple que la contrition et le recueillement que l’on y ressent ne sont pas perceptibles à Gorée. Nous nous souvenons de notre propre visite d’un ancien camp de concentration au nord de l’Allemagne. L’ambiance y est vraiment différente ! Ce qui se passe aujourd’hui à Gorée dénature le sens même que l’Afrique veut donner à la traite des Noirs en général. Pour nous, il s’agit d’une profanation d’un haut lieu de la mémoire africaine ! L’Afrique ne peut pas demander à cors et à cris que l’esclavage soit reconnu «crime contre l’humanité» , et ne pas respecter la scène du crime qu’elle dénonce !
Nous avons en effet constaté, comme dit plus haut, que le tourisme avait pris le dessus sur le mémorial ! La Commune d’Arrondissement de Gorée par exemple met en exergue l’aspect touristique au détriment du mémorial. Dans le prospectus qu’elle distribue aux visiteurs, rien n’est dit sur la souffrance de millions d’Africains qui ont été emportés vers les Amériques de cette île.
La raison de ce changement repose peut-être sur le fait que Boubacar Joseph Ndiaye, l’ancien conservateur de la «Maison des Esclaves» de 1964 à 2004, n’existe plus ! Le pauvre est en effet décédé le 6 février 2009 à Dakar. Ce dernier savait en effet avec sa verve révoltée faire «revivre la capture des futurs esclaves, leur vente sur les marchés, leur détention et leur transport dans des conditions épouvantables, puis leur vie dans les plantations américaines» aux visiteurs. Contrairement à Ndiaye, le «représentant» du Ministère de la Culture met de l’humour dans son récit de l’histoire de la «Maison des Esclaves» (qui soit dit en passant, ne contient aucun objet rappelant le passage ou les souffrances de ceux qui y ont séjournés !!!). Il termine son propos en ces termes: «Les Africains qui ont été déportés vers les Etats Unis étaient des Yorubas du Nigéria, des hommes très forts physiquement, raison pour laquelle tous les grands sportifs américains sont des Afro-Américains» ! La réaction qu’il escomptait survient, car tout le monde (ou presque) rit et certains applaudissent !!!
Lorsque l’on va sur le moteur de recherche Google, l’on trouve environ 74.000 articles relatifs à l’île de Gorée. La majorité de ces sites internet font plutôt la propagande de l’île sur le plan touristique: Sur l’un de ces sites, l’on peut lire que l’île de Gorée «se caractérise par une architecture parfaitement homogène, et, si ce n'étaient les dizaines d'enfants noirs jouant dans ses rues ainsi que les baobabs et bougainvillées poussant un peu partout, le visiteur se croirait plus facilement dans un village provençal».
Très peu font référence à l’esclavage et au drame humain qui ont eu lieu à Gorée. Certains parmi eux mettent même en doute la vérité historique de la traite négrière. Le site cité plus haut déclare sans se gêner que: «les explications données lors de la visite guidée ne semblent pas étayées par quelque document, quant à la "porte du voyage sans retour", on peut réellement douter de l'usage que les commentaires officiels lui attribuent. Effectivement… on a du mal à imaginer que les esclaves auraient été évacués par cette porte vers les bateaux les emportant outre-Atlantique.... alors qu' il aurait été tellement plus facile d'utiliser le chemin menant au port .... La Maison dite "des Esclaves" devrait donc plutôt être considérée comme un triste symbole de la traite négrière, ce que devrait également être l'île. Cela permettrait d'ailleurs d'évoquer la traite musulmane à destination des marchés nord-africains et arabes ainsi que la traite inter-africaine - chacune de ces traites ayant permis de déporter plus d'africains que la traite transatlantique» !
Un article du journal «Le Monde» prétend pour sa part que: «les historiens ont montré, dans les années 1990, que le bâtiment ocre n’était pas l’«esclaverie» que présentait Joseph Ndiaye aux visiteurs, mais une demeure où avaient été employées des esclaves à des tâches domestiques. Ils ont établis que l’île de Gorée avait joué un rôle mineur dans le commerce triangulaire». Malheureusement, l’auteur ne cite pas les «historiens» auxquels il fait allusion.
Voilà ce que le visiteur trouve sur des sites internet qui invitent à visiter l’île de Gorée. Ces sites mettent en doute l’historicité de ce qui est considéré par Joseph Ndiaye comme: l’«un des plus grands génocides que l'humanité ait jamais connus». De manière subtile, ces sites font tout pour détourner l’attention du prochain visiteur de l’île et de ce fait relativisent le drame de la traite transatlantique. Il s’agit là en réalité d’un négationnisme qui ne dit pas son nom !
Le site de l’UNESCO lui se démarque nettement des autres par la déclaration de son Président Koïchiro Matsuura qui affirme que l’île de Gorée est: «ce centre historique du commerce triangulaire [d’où] des dizaines de millions d'hommes, de femmes et d'enfants ont été déportés vers le Nouveau Monde… [Pour l’UNESCO en effet], l'île de Gorée perpétue le souvenir d'une tragédie trop longtemps occultée».
C’est en effet ce que cette île doit être, un lieu de mémoire, qui impose un «devoir de mémoire», c’est à dire qui nous invite à nous souvenir constamment de ce qui s’y est passé, rendre hommage à ceux qui y ont séjournés et commémorer les millions de morts. Le «devoir de mémoire» exige par la même occasion que toute tentative pernicieuse de nier l’évidence de la traite négrière et ses conséquences pour le continent soient repérée et combattue !
Nous voulons par cet article interpeller l’Afrique tout entière sur ce qui se passe aujourd’hui sur l’île de Gorée ! Loin de nous l’idée de vouloir accabler le gouvernement sénégalais. Le drame de l’esclavage concerne toute l’Afrique et tous les Africains. L’Union Africaine devrait se préoccuper de ce qui se passe aujourd’hui à Gorée, symbole de la traite négrière ! Les intellectuels africains établissent souvent des parallèles entre la traite et l’holocauste. L’on estime en Afrique que l’on accorde plus d’importance à la déportation des juifs qu’au drame de l’esclavage ! Cela est peut-être vrai, mais il faut dire que c’est d’abord et avant tout parce que les juifs eux-mêmes prennent le drame dont ils ont soufferts au sérieux ! Peut-on en dire autant pour les Africains ? L’on reproche souvent (à tort selon nous), aux juifs d’avoir un lobby. Pourquoi les Africains n’auraient-ils pas aussi leur lobby ? Combien de personnes d’origine africaine vivent aujourd’hui de par le monde ? Pourquoi ne pouvons-nous pas créer à l’image du «Centre d’Etude de la Shoah», un «Centre d’Etude de l’Esclavage et de la Traite Négrière», qui aura pour but de faire des recherches sur l’esclavage et ses conséquences ? Il faut avouer que jusqu’ici une estimation officielle du nombre d’esclaves déportés n’est pas disponible. Les chiffres varient entre 12 à 20 , 20 à 100 millions, voire 600 millions à 1 milliard d’esclaves déportés d’Afrique ! Le drame de l’esclavage n’est pas crédible lorsque l’on a des chiffres qui divergent de la sorte. L’existence d’un centre de recherche sur l’esclavage et la traite négrière servirait par exemple (entre autres), à officialiser et à crédibiliser toutes les recherches qui existent sur la question ! Pour parvenir à la création d’un tel centre, il faut d’abord et avant tout une volonté politique africaine, qui posera les fondements d’un engagement plus large de toute la diaspora africaine disséminée dans le monde. Si les états africains attendent que se soient d’autres qui le fassent à leur place, alors ils attendront longtemps ! Si l’UNESCO ne subventionne plus Gorée, pourquoi les états africains ne prennent-ils pas le relais ? Pour terminer, nous vous invitons à méditer sur ces propos: «Quand un peuple nie son histoire ou refuse de l’assumer, on assiste à une sorte de lâcheté morale, parce qu’une génération qui a hérité des fruits d’une autre préfère jouer à l’autruche».
Par le Rev. Dr. Samuel Désiré JOHNSON, Secrétaire Exécutif de la Cevaa, Chercheur Associé à l'Institut protestant de théologie de Montpellier
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