mercredi, mai 05, 2010

Saint-Domingue, été 1773 : « ay. à bord 417 captifs »

Lire le Journal d'un navire négrier en 1773 ? C'est possible depuis la mise en ligne des archives municipales, à l'occasion des cérémonies autour de l'abolition de l'esclavage.


Les ports négriers ont-ils de la mémoire ? Oui. Mais la plupart du temps c'est une mémoire dormante. Journaux de navigation, journaux de traite, bilan comptable des expéditions sur les côtes d'Afrique, etc., le tout dûment empaqueté, ficelé, rangé sur des kilomètres de rayonnages. Et couvert de poussière… À La Rochelle, deuxième port négrier français après Nantes au XVIIIe siècle, on dispose ainsi de tonnes d'archives, municipales, départementales, sans parler des grimoires de la médiathèque.

Mémoire en ligne

Ces documents sont longtemps restés inexploités. Mais aujourd'hui historiens, universitaires, associations, écrivains, artistes, cinéastes, tous se passionnent pour cet épisode mal connu de l'histoire de La Rochelle. Un épisode inscrit dans la pierre des arcades, le pavé des rues, des squares, les façades des hôtels particuliers. C'est pourquoi les manifestations organisées en 2010, à l'occasion de la commémoration annuelle de l'abolition de l'esclavage, ont pour thème « Chairs noires et pierres blanches » (lire ci-dessous).

De son côté, la ville de La Rochelle a pris une initiative originale : la mise en ligne, grâce au fonds des archives municipales, de cinq documents relatifs au commerce triangulaire. Depuis la mi-mars, chaque citoyen intéressé peut consulter les journaux de traite ou de navigation de cinq navires dont les armateurs se livraient au trafic d'esclaves, depuis La Rochelle ou Bordeaux, entre 1772 et 1791.

On ne sait combien de Rochelais ont eu cette curiosité. Toujours est-il que, même si la lecture des documents n'est pas très aisée, elle offre des témoignages passionnants sur ce qu'on a appelé le « noir passage ». Notamment à bord du « Roy Dahomey », qui navigue « en triangle » de La Rochelle au golfe de Guinée, puis à Saint-Domingue et retour.

Extraits du « Journal de navigation à l'usage de J. Crassous-Medouïl, lieutenant sur le navire "Le Roy Dahomey", capitaine Corby, pour le voyage qu'il va faire à la Coste de Guinée, armé à La Rochelle et expédié en décembre 1772 » (sources : archives municipales de La Rochelle) :

- 16 février 1773, au mouillage, devant le fort de Chama. « On a arrêté des prix et des conditions à terre pour une pirogue et 17 canotiers […] pour franchir la barre qui est tout le long de la côte où nous devons aller faire notre traite […] On a coutume d'agir un peu politiquement dans la conduite qu'on tient avec ces nègres canotiers et patrons, vu le besoin qu'on en a […] »

- 17 février, Chama. « En débarquant, on trouve une espèce de grand village divisé en deux parties par un fort […] qui appartient aux Hollandais […] Toute la partie du village située à l'ouest du fort n'est occupée que par les nègres, canotiers, piroguiers ou pêcheurs, tandis que l'autre […] n'est habitée que par ceux qui cultivent la terre ou emploient d'autres ressources que celles de la navigation. Il règne depuis longtemps entre ce peuple, qui vraiment en fait deux, une haine difficile à détruire […] ils ont vraiment la cruauté et la folie de se déclarer la guerre et de s'entretuer […] Les Hollandais ne paraissant point éloignés d'entretenir ces petites guerres civiles qui leur font vendre beaucoup de poudre, eau de vie, fusils et autres marchandises […] Qu'il est surprenant de voir des hommes vendre leurs libertés, leurs vies, leurs concitoyens aussi étourdiment que font tous ces malheureux noirs. Passions, passions, ignorance ! Que de mal vous faites au genre humain. »

- 5 mars 1773, Le Cap Blanc. « Présents au Roy : une pièce de satin, un chapeau bordé en or et deux plumets, un quart de bœuf, quatre dames-jeannes dont deux de vin et deux de bière, un jambon, total 67 onces ». Suit le prix des « captifs » : 78 onces.

- 1er juin 1773, en mer, cap sur Saint-Domingue. Notation en marge : « Fait donner de l'eau-de-vie aux nègres hier au soir et ce matin pour les réjouir et réchauffer. »

- 21 juin. En marge : « Un nègre mort dans la nuit […] c'est le cinquième en tout ici. » Il en mourra 16, plus un nourrisson et un enfant mort-né, entre « la relâche » et Saint-Domingue.

- 2 juillet, relâche à Saint-Thommé (Sao Tomé). « On a traité ce jour un homme à terre pour 5 onces et demie d'or. »

- 26 août. En marge : « Un enfant né hier au soir à 3 heures et baptisé et appelé Bossou. »

- 3 septembre, arrivée à Saint-Domingue. En marge : « 211 devant. 206 derrière. 417 total. » Dans le journal, ces quelques mots : « Arrivant dans la Grande Rade ay. à bord 417 captifs. »

Puis le journal s'interrompt jusqu'au 3 novembre, date à laquelle, toutes voiles dehors, « Le Roy Dahomey » repart pour La Rochelle.

christiane poulin

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