lundi, novembre 28, 2011

CAMEROUN: L’ESCLAVAGE ET SES SURVIVANCES DANS LA RÉGION DES GRASSFIELDS


La région des Grassfields, qui correspond approximativement aux régions actuelles de l'Ouest, du Nord-ouest et du Sud-ouest du Cameroun, a connu une intense activité de traite. Elle est passée de l'esclavage coutumier à la traite transatlantique; après l'abolition elle a continué à pratiquer l'esclavage au sein et entre ses différentes chefferies. Les trafiquants d'esclaves sont bien connus et désignés sous le nom de kam poù (à Baham) et de tet je (à Bamendjou).

Les circuits du trafic et les modalités d'échanges héritées de la période antérieure sont demeurés longtemps en vigueur. Les opérations commerciales étaient menées à partir des principaux points de traite autour desquels se constituèrent des villages vivant des activités annexes de la traite. Malgré le ravalement progressif des pratiques esclavagistes à la clandestinité, les pistes de traite étaient presque les mêmes que celles empruntées habituellement pour le commerce et les réseaux de marchés qui reliaient les différentes chefferies. Certains de ces marchés d'esclaves avaient acquis une certaine notoriété. C'est le cas du marché de Sim Tse à Bandjoun, de Kam'na à Bayangam ou de Sim Hiala'a à Baham.

Le marché d'esclaves de Bamendjinda était également réputé dans la région. A Bangou le marché des esclaves portait le nom de Wingpou et il se trouvait en pleine brousse, dans une clairière très retirée du fait de la nécessité de cacher cette activité de plus en plus illicite. Un monument a été édifié sur le site de cet ancien marché des esclaves, avec l'aide des membres du Peace Corps américain, en mémoire des victimes. D'autres places célèbres peuvent être relevées : les villages de Banka et de Bakou dans le Haut-Nkam qui furent des lieux d'entrepôts et de transits d'esclaves en direction du Moungo; Bayangam dans le Koung-Khi avec son quartier d'esclaves de Tougwou Mpou; Kamna à Bangwa dans le Ndé, qui fut un grand marché d'esclaves de la région. Le site de Ndikinimeki, village situé dans la vallée du Mbam, fut tout aussi un ancien entrepôt et un grand marché d'approvisionnement en esclaves sur la voie terrestre entre l'Ouest et le Centre.

A Foumban où il n'existait pas de marché d'esclaves à proprement parler, il y avait plutôt des habitations qui tenaient lieu de places de ventes, Shukreu en langue bamoun, c'est-à-dire « lieu où l'on vend des personnes ». Les esclaves vivaient dans ces lieux de vente et étaient entretenus par les marchands d'esclaves. Celui qui avait besoin d'esclave pouvait s'y rendre et opérer son choix après avoir minutieusement examiner sa prise. Une fois l'affaire conclue, il rentrait avec l'objet de son achat. Ces maisons étaient ouvertes de manière permanente.

Quant aux ventes vers l'extérieur du royaume, elles étaient théoriquement l'exclusivité du roi qui s'en servait par exemple pour échanger quelques esclaves contre du sel dans la région de Bafia. Le roi s'en servait également pour se procurer des chevaux auprès des Foulbé. Mais il arrivait aussi que certains princes ou notables vendent discrètement des captifs aux étrangers (Bamileké et Foulbé). Le nombre de captifs sur les marchés variait selon la conjoncture ou les évènements politiques. L'offre augmentait à la fin d'une guerre et la baisse correspondait aux périodes de paix. Les prix suivaient également les fluctuations dans l'offre et la demande. Les Bamoun pratiquaient au départ le troc, comme presque partout ailleurs. Un esclave était échangé conte deux ou trois chèvre, une vingtaine de poulets ou des paniers de vivres (mil, patate douce, manioc…) ; par la suite avec l'introduction des cauris, le prix d'une femme variait énormément : une fille vierge coûtait 150.000 cauris alors que celle qui avait connu un homme ne valait plus que 20.000 cauris. En 1912, on a des indications sur la vente d'une fille à 9.000 cauris et un homme à 7.000. Certains vendeurs d'esclaves étaient bien connus à Foumban à l'instar des nommés Nkome du quartier Fenten, Na Ghetyu de Njintut et Shikue de Mamben. Ces derniers prélevaient des commissions de l'ordre de 10 à 20 pour cent du montant de la transaction.

En pays bamoun, les femmes du roi disposaient de servantes pour assurer l'entretien de leurs maisons ainsi que celui de leurs domaines ruraux. Lorsque l'une des femmes du roi se retrouvait enceinte, de jeunes servantes étaient chargées de la nourrir et de veiller sur elle dans sa demeure où elle passait trois mois sans sortir. Après la naissance de l'enfant, un jeune serviteur était donné à la mère si elle mettait au monde un fils, une servante si elle avait une fille. Dans le même ordre d'idées, les garçons qui devaient servir le roi étaient envoyés au palais vers 7 ou 8 ans. Une épouse royale se chargeait de les nourrir et de les soigner. Ces serviteurs étaient repartis en deux groupes dont l'un pour assurer la sécurité du palais et l'autre pour l'entretien du souverain. Il existait également cinq sociétés sécrètes réservées aux serviteurs. La plus importante étant celle dite de Mbansie. En outre, les jumeaux systématiquement réduits en esclavage assuraient la garde du cimetière et l'entretien des sanctuaires où ils devaient offrir des libations à la terre et aux génies.

Aux pays bamileké et bamoun, les esclaves étaient employés tout le long du XIXe siècle, dans le cadre des activités agricoles, domestiques, commerciales et militaires. Les esclaves étaient également recherchés pour pallier au déficit démographique de certains villages et accroître la puissance de certaines chefferies. Car pour les peuples des Grassfields, ce qui fait la force d'un clan c'est le nombre de ses membres.

Il fallait donc disposer de plusieurs épouses pour prétendre à une nombreuse progéniture qui est, en même temps une force de travail importante. Les esclaves avaient également des obligations militaires. Les multiples guerres expansionnistes auxquelles se sont livrés les peuples des Grassfields ont également nécessité l'intervention des esclaves dans les conflits. Ce qui pouvait leur valoir des présents ou même la liberté en fonction de leur bravoure au combat. L'affranchissement permettait ainsi à l'esclave d'obtenir une femme et des biens de la part du maître. Pour affranchir un esclave pour bonne conduite, le chef lui donne sa fille en mariage dans le souci de le rendre toujours redevable et de maintenir sa fidélité.

D'autres royaumes montagnards pratiquaient les guerres de capture pour se pourvoir en esclaves dans la seconde moitié du XIXe siècle. C'est le cas de Bafut, de Kom et de Nso'. Malgré l'arrêt de la traite atlantique, une autre voie s'ouvrit par le Nord, permettant aux chefferies des Grassfields d'expédier un nombre important d'esclaves vers l'Adamawa et les autres émirats issus du djihad. Cette réorientation vers l'Adamawa allait faire durer le système et le maintenir en vie pendant une bonne partie de l'occupation coloniale. Certains grands notables des chefferies centrales du plateau disposaient d'une licence de traite. Celle-ci était matérialisée par une corde dite « corde à esclaves » ou nkibu’en mankon. Cette corde était tressée en fibres végétales mélangées à des cheveux humains. Elle leur était confiée par certains fons ou chefs de clans, qui en disposaient selon un rituel consacré. Le père et la mère du négociant devaient prononcer des paroles de bénédiction sur cette corde au moment de sa remise à l'intéressé. La multiplication des enlèvements, la vente frauduleuse de voisins, de parents ou d'alliés, le brigandage et les rapts, conduisirent à l'édification de certains ouvrages pour protéger la population. C'est le cas des tranchées larges et profondes de 3 à 5 m qui entouraient les chefferies à habitat dense telles que Mankon, Nkwen et Bafanji au Nord-ouest. Dès qu'une disparition était signalée, les sorties étaient contrôlées et le village passé au peigne fin pour retrouver les victimes et arraisonner les rapteurs. Dans le pays Banyang, les pratiques esclavagistes ont survécu en s'octroyant de nouveaux itinéraires. A partir de 1820, une nouvelle route des esclaves impliquant les Bayang comme intermédiaires se développa en remplacement de l'axe qui reliait les Eastern Grassfields à Douala via Yabassi. Cette nouvelle route acheminait les esclaves du centre des Grassfields via Mamfe et aboutissait à Calabar où la traite clandestine se poursuivait. Ce fut la voie esclavagiste la plus longue et la plus animée à l'Est de la Cross-River. Elle transforma la région de Mamfe dans son ensemble en vaste entrepôt d'esclaves en transit. Situés au centre de cet entrepôt et contrôlant ses principales issues à l'entrée comme à la sortie, les Banyang sont devenus des intermédiaires incontournables. Jusqu'au début du XIXe siècle, il y avait une importante demande en esclaves mâles adultes, petits garçons et jeunes filles dans la basse Cross-River; celle-ci était satisfaite à partir du centre des Grassfields. Ce rôle d'intermédiaire fut mis à mal lorsque les trafiquants d'esclaves originaires de Calabar commencèrent à venir s'approvisionner directement à Mamfe auprès des fournisseurs locaux.

Le pays Banyang disposait d'une organisation bien structurée dans l'exercice de leurs activités de traite des esclaves. Il existait de grands marchés d'esclaves tels que Ebuensuk, Tali et Kembong où les trafiquants en provenance de la basse Cross-River achetaient les esclaves auprès des Banyang. Il existait d'autres marchés à Widikum du côté de la limite Mamfe-Bamenda et à Lekeng à la frontière Mamfe-Dschang qui fournissaient aux trafiquants originaires de Mamfe la majeure partie de leurs esclaves.

L'occupation coloniale, loin d'arrêter le trafic, conduisit à des réadaptations dans les pratiques esclavagistes en pays Banyang : 
When the colonial authorities attacked slave-dealing in Cameroon in the late nineteenth and early twentieth centuries, the Banyang modified the organization of their business to suit the circumstances. The old and well known slave routes and centres were abandoned, except the Kembong centre which continued to handle slaves on a small scale in order to avoid notice. A new route was created which passed through Ngonu and Ambasi down the Mifi Valley to Anyang country and then to Kembong centre. Sometimes, twelve to thirty pieces of cloth (whose dimensions and nature we do not know) and a gun were passed over from village to village to Bangwa and Bali and a slave was passed down in return. In other instances, the slave dealers from the Grassfields disguised their slaves as carriers on a trade mission and sold them to their customers to the west and south. When it was difficult for the Manyang to acquire the desired slave by purchase, he kidnapped him from the neighbouring Bangwa, Mbo, or Mundani area.

Ces efforts de résistance à l'abolition et de réadaptation à la colonisation peuvent conduire à la conclusion que les Banyang, tout comme les autres groupes impliqués dans la traite des esclaves, en tiraient de profits substantiels. Mais en l'état actuel des connaissances, il est difficile d'évaluer les bénéfices engrangés. Tout ce qu'on sait c'est que même avec la généralisation de l'administration coloniale, les Banyang, loin d'abandonner l'esclavage, décidèrent de cacher leurs esclaves dans les enclaves forestières éloignées des principales routes :
Colonial interference thus led to the complete segregation of slaves and the emergence of slave villages. These slave villages or settlements included Kesem Mbinjong, Kesem Mbatop, Centre Fotabe, Kesem Nchemba, Okoyong, Kesem Talinchang, and Kesem Akagbe were respectively named after Ebeaga, Tali, and Bechuakagbe, the villages of the slave owners. Others, such as Kesem Mbinjong and Kesem Mfombenyong (both in Tali 1) and Kesem Tata Biantung were respectively named after Mbinjong, Mfombenyong, and Tata Biantung, the persons who owned the overwhelming majority of slaves in them.

Chez les Banso (sing. Nsó), un peuple voisin des Banyang, l'acquisition des esclaves au XIXe siècle était motivée par le souci de reconstruire leurs capacités productives et reproductives après les ravages de la traite atlantique, la recherche de prestige et de stature sociale en disposant d'une nombreuse clientèle et également le désir de s'engager dans la traite consécutive aux raids foulbé en provenance des lamidats septentrionaux. La création de ces nouvelles entités à partir du début du XIXe siècle a induit une nouvelle demande en esclaves; et pour la satisfaire des attaques se sont multipliées dans le but de prélever des esclaves qui sont vendus à leurs intermédiaires. Les localités telles que Way Ta près de Kitiiwum, Way Reevey à Menfu, Way Ngoylum près de Kikaykela'ki, Way Kimbó et Way Viná à Kikaykom jouèrent ainsi un rôle actif dans la traite des esclaves.

Chez les Kom et Bafut, en dehors de leur usage local au XIXe siècle, les esclaves furent un élément important du commerce au plan régional et local. Il existait des marchés proches où il était facile de se procurer des esclaves. Ces centres de traite étaient localisés à Nsó, Ndu et Bali-Nyonga. Un autre marché, celui de Ndop, ravitaillait particulièrement le pays bamileké. A partir du pays Nsó, les centres tels que Bamessi, Bali-Kumbat, Bafawchu, Bafut, Oku, Baba, Bum, Kom, Mankon, Nkwen, Babungo et d'autres marchés frontaliers tels que Donga, Takum, Wukari, Foumban et Banyo, satisfaisaient la demande locale. Les dispositifs intégraient les marchés de Way Ta et de Kikaykela'ki et les reliaient à Kontcha, Banyo et Tibati, dans le but de leur permettre de satisfaire à leur tour les exigences en tributs humains de l'empire de Sokoto. Dans le Bamenda précolonial, les réseaux d'échanges marchands entre le Nigeria et le Cameroun ont charrié un nombre considérable d'esclaves particulièrement appréciés. Les traitants nigérians apportaient à leurs partenaires commerciaux camerounais du plateau de Bamenda, des produits tels que le sel, les fusils, les étoffes et les barres de laiton en échange des esclaves. 

Le réseau mis en place à partir du plateau de Bamenda alimentait toutes les chefferies voisines et s'étendait sur de longues distances : In Nso’ there was a two way trade with the surrounding chiefdoms. Slaves were obtained in Bamum and sold in the direction of Bum. Bali-Nyonga disposed of its slaves in Widekum, Bangwa and in the northern Banyang markets. Slaves reached Kumba via Ikiliwindi markets. Slaves sold in Bum markets were obtained from places like Nkwen, Bali, Baba and Babungo, and these eventually reached the northern markets in Takum, Ibi, Wukari and Yola. The Nsungli centres which were largely controlled by Nso’ dealers supplied slaves that were channeled down to Bamum, Babungo, Bamessi and eventually reached the Bamileke centres… Most of the dealers were chiefs (the foyn and the tributary chiefs), princes, wealthy notables, great warriors and clan heads… One of the most notorious slave-dealer was a potential heir by nama Bobe Akoni whose slave-dealings continued to the 1920s and was often on the run because of the modern forces of law and order105.

Plusieurs itinéraires majeurs se dégagent de cet enchevêtrement de routes qui ont existé pendant la période de traite atlantique et qui ont survécu longtemps après l'abolition. L'interconnexion régionale faisait que tous les grands centres participaient à cette intense activité de traite : 
The two northern routes that channelled slaves, kola and ivory to the Benue and Banyo markets were first the route which ran from Bali through Kom to Bum and finally to Takum, Wukari and Ibi. The second route which left the Ndop chiefdoms through Kumbo linked the Nkambe markets (Ntem, Ndu, Donga) to Banyo and Koncha markets. The only southern route which ran from Bali through the Mamfe centres finally reach the coast at Calabar. The Bamileke chiefdoms were not isolated from the general trade pattern in the Western Grassfields. Some of the volume of slave trade was pumped through Bagam, Foumban, and Bangante to the coast in Douala. Kom was linked to this network. Evidently the Western Grassfields constituted the main source of labour for both the southern oil producing villages in Widekum and Mamfe where a different view of slave gave rise to slave villages. The slaves were exchanged for oil, beads, brass rods, guns and gun powder coming up from Calabar or from the Cross River area. It must be noted that at the close of the 19th century most slaves from the Western Grassfields were being sent down to the Cross River or even further south as labour to work on the oil plantations of the southern forest zone.

Bali se présente ainsi au nœud de plusieurs axes dont les plus importants sont : Bali-Kom-Bum-Takum-Wukari-Ibi ; Bali-Mamfe-Calabar ; Bali-Cross River; à ces routes on peut ajouter les axes Foumban-Bagam-Bangangte-Douala et Ndop-Kumbo-Nkambe (Ntem-Ndu-Donga)-Banyo-Kontcha dans l'Adamaoua. Foumban, la capitale du pays bamoun, se trouve elle-même à la frontière entre la  région des Grassfields et les lamidats de l'Adamaoua qui se développèrent tout au long du XIXe siècle et produisirent une importante quantité d'esclaves à destination de l'empire de Sokoto. Cette position lui conféra un rôle de pivot entre le Sud et le Nord du pays.

Source: ÉTUDE DE FAISABILITÉ DU PROJET DE TOURISME CULTUREL « LA ROUTE DE L’ESCLAVE » Auteur: Prof. Séhou Ahmadou, Enseignant-Chercheur à l'Université de Yaoundé I Cameroun, Spécialiste de l’esclavage et de la traite négrière.
N.B.: La demande de publier cet extrait a été faite par le Pan. African Cultural Center (PACC), pour plus d'informations nous contacter.

http://www.pplawr.org/
La suite avec : L’esclavage et ses survivances sur la côte camerounaise

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