jeudi, décembre 01, 2011

La mémoire de Frantz Fanon revisitée



Né en 1925 à Fort-de-France, Frantz Fanon ou encore "Dr Omar", psychiatre, psychologue, écrivain d’origine antillaise, décédé à l’âge de 36 ans des suites d’une leucémie, a travaillé et milité à Blida pour l’indépendance de l’Algérie de 1953 à 1957, date de son expulsion.

Imprégné des idées du Dr Tosquelles (réfugié catalan antifranquiste, à St Alban en Lozère, qui développe des pratiques nouvelles, à contre-courant de la psychiatrie française), dont il a fait partie de l’équipe durant son internat, Frantz Fanon, nommé en 1953 médecin-chef à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville, va révolutionner les méthodes et traitements appliqués jusque-là aux malades. C’était encore l’époque de la camisole de force, des chaînes, du jet d’eau froide, de l’électrochoc, de traitements lourds et celle du primitivisme, école de pensée psychiatrique faisant autorité à Alger, et dont la théorie, au service du pouvoir colonial, faisait de l’indigène nord-africain un être “intellectuellement inférieur”, “dépourvu du lobe préfrontal”, “hâbleur, menteur, voleur et fainéant” mais encore “un débile hystérique sujet à des impulsions homicides imprévisibles ancestrales”. Cette école (celle de Sutter et Porot), Fanon lui sera un violent opposant ; il la combattra en donnant tout au long de son œuvre (Peau noire, masques blancs, Les damnés de la Terre, L’an V de la révolution algérienne, Pour la révolution algérienne…) une autre image de l’homme colonisé, celle d’un être infantilisé, opprimé, rejeté, déshumanisé, acculturé, aliéné. 

Décoloniser le milieu psychiatrique
Il découvre, en arrivant, un asile d’aliénés soumis au code de l’indigénat, avec une séparation radicale entre les malades mentaux européens et les malades indigènes, bénéficiant, pour les premiers, de meilleures conditions d’accueil, au sein de pavillons aérés, plus grands, contrairement aux autres, entassés dans une grande salle. Il y avait aussi deux médecines à l’usage pour chacune des deux populations de malades, les seconds (les indigènes, du “2e collège”) considérés comme des incurables. Prenant le contre-pied de la psychiatrie coloniale, Fanon commencera par libérer les malades en leur retirant leurs chaînes, et se lance dans la rénovation institutionnelle de ses services avec la volonté de désaliéner et décoloniser le milieu psychiatrique, constatant que les souffrances mentales du patient indigène provenaient, pour une large part, du fait de la situation de colonisation, ce qui lui vaudra des hostilités de la part de bon nombre de ses collègues. Son premier geste fort sera de supprimer, en quelque sorte, les cloisons, donnant une impulsion à la psychiatrie en milieu ouvert : il commence par entrer dans les services en se rapprochant avec bienveillance des malades -ce que ne faisaient pas ses confrères- instaurant un vivre-ensemble entre soignants et patients, jusque-là enfermés et isolés. Il va, ainsi, entreprendre d’humaniser l’institution psychiatrique en la débarrassant de son caractère carcéral et ségrégationniste. Il met donc en place une unité qui prend en charge, en un même lieu, les patients français et les autochtones ensemble. Il entreprend alors d’introduire, non sans succès, des méthodes modernes de psychothérapie institutionnelle (ou social-therapy), faisant que l’hôpital cesse d’être le lieu où l’on est soigné (et enfermé) pour devenir le lieu de vie par lequel on est soigné. Il place le malade au centre de toutes les activités de l’hôpital où tout se fait dans son intérêt. Les patients recouvrent alors le droit à la parole en participant à des réunions avec les médecins et le personnel paramédical, sont associés à la vie institutionnelle de l’hôpital, font des propositions… Frantz Fanon mettra alors en pratique l’ergothérapie (thérapie par le travail), occupant les patients à des travaux de jardinage, d’élevage, de cuisine et autres ou, plus spécialement pour les femmes, des activités comme le ménage, le tricot, la couture… dans ce vaste hôpital (faisant figure de petit village qui permettait une chance de rétablissement au sein d’une petite société composée essentiellement de personnel médical, paramédical et administratif), et créant une animation qui libère et fait retrouver des repères aux malades : réunions de pavillons, création d’un journal, commission des fêtes, cinéma, imprimerie, musique, bals… S’intéressant aux effets psychiques dévastateurs de la colonisation, à la fois chez le colon et le colonisé, et qui “se présentait déjà comme grande pourvoyeuse des hôpitaux psychiatriques”, il repense la psychopathologie en fonction des repères culturels des Algériens. Se penchant sur ses malades indigènes, auxquels il accordait de l’intérêt (ce qui lui vaudra le sobriquet de “nègre prétentieux” de la part de confrères), il comprend qu’il doit adapter ses méthodes au contexte historique, culturel et social qui est le leur ; il entreprend alors, avec ses internes, une exploration des mythes et rites traditionnels de la culture algérienne. Il impulsera, ainsi, la création de lieux et d’évènements spécifiques : mosquée, café maure, célébration des fêtes musulmanes…avec un décor typique. Le journal qu’il lancera porte un sigle : celui d’une mosquée. Il chargera, par ailleurs, le chanteur de chaabi, Abderrahmane Aziz, alors infirmier à l’hôpital, des activités culturelles (concerts de chants, pièces de théâtre, ciné-club…). Parallèlement, il organise la formation du personnel avec la création d’une école d’infirmiers spécialisés en psychiatrie, ainsi que des séminaires et conférences. À son arrivée en 1967 à l’hôpital de Joinville, l’actuel Professeur en psychiatrie et médecin légiste, Bachir Ridouh, qui se situe dans la continuité de Fanon, gérant la même division, le même service avec humanité et un sens particulier de l’écoute, nous confiera : “Le personnel paramédical, alors en place, m’a tout appris” ; il cite à cet effet les surveillants-chefs Oussedik, Charef, Menacer et autres qui tenaient avec efficacité l’hôpital, à l’indépendance, nantis des méthodes de travail de Frantz Fanon.

Il rejoint le FLN
L’observation et l’implication de et dans la société algérienne auxquelles Fanon s’exerce depuis sa nomination à l’hôpital de Blida le placent du côté de la tradition de lutte contre les méfaits du colonialisme. Il est conscient que l’on ne peut humaniser dans le cadre d’une structure coloniale où tout concourt à la déshumanisation. Dès le déclenchement de la révolution algérienne, c’est tout naturellement que l’anticolonialiste qu’il est, témoin de l’oppression systématisée d’un peuple, de la destruction de ses valeurs culturelles, de ses modalités d’existence, de sa déshumanisation choisit, en accord avec sa soif d’engagement total, son camp : celui des colonisés et des peuples opprimés, attribuant à la violence pour se libérer une valeur thérapeutique. Il se rapproche peu à peu de sympathisants et militants de la cause nationale (français comme André Mandouze ou un pharmacien français de Blida assurant des détournements de médicaments, officiers de l’ALN ainsi que de membres de la direction politique du FLN, Abane Ramdane et Benyoucef Benkhedda, notamment. Contacté par le FLN, il activera sans répit au sein de l’hôpital qui deviendra un “nid de fellagas”. L’établissement qui cache, soigne des militants et leur prodigue soins psychiatriques, corporels et chirurgicaux, devient une cible des forces répressives, qui ont décidé de frapper fort contre les soutiens européens au FLN. Fanon prend alors les devants et démissionne de son poste en décembre 56 non sans en préciser les raisons dans une lettre courageuse et percutante au gouverneur Robert Lacoste. 

Enterré à Aïn Kerma
(El-Tarf) 
Il quitte alors Blida pour Paris avec sa famille – peu après un arrêté d’expulsion est émis à son encontre – et rejoint le FLN à Tunis où il mènera une double activité psychiatrique et politique. Parallèlement, il est intégré à l’organe de presse du FLN, El-Moudjahid.
Devenu porte-parole du FLN dès juin 1957, il sera, à partir de 1959, nommé ambassadeur itinérant du Gouvernement provisoire de la République algérienne ; il multiplie les voyages et les conférences. Il échappe, durant cette période, à plusieurs attentats au Maroc et en Italie. Il entame à la même époque l’étude du Coran. Atteint d’une leucémie, il veut rejoindre le maquis, prendre les armes pour mourir en martyr ; le FLN refuse. Il se rapproche, à cette époque, du colonel Houari Boumediene et de son armée des frontières (Tunisie) constituée de paysans à qui Fanon donne des cours. Après Moscou, il est envoyé près de Washington pour se faire soigner. Il y décède le 6 décembre 1961, soit quelques mois avant l’indépendance de l’Algérie à laquelle il avait consacré l’essentiel de la gigantesque action qu’il a menée durant sa courte vie. Sa dépouille sera inhumée au cimetière des Chouhadas, près de la frontière algéro-tunisienne, dans la commune de Aïn Kerma (El-Tarf), son vœu, dans un testament écrit, ayant été d’être enterré en terre algérienne avec ses frères d’armes, les chouhadas. En hommage à son travail en psychiatrie et à son sacrifice pour la cause algérienne, l’hôpital psychiatrique de Blida porte son nom. Peu avant sa mort, ce patriote algérien venu d’ailleurs, humaniste et militant de toutes les causes justes, pour l’indépendance, la dignité humaine des peuples, celui qui fut comparé au Che, écrivit à un ami : “Nous ne sommes rien sur Terre si nous ne sommes pas d’abord les esclaves d’une cause, de la cause des peuples, la cause de la justice et de la liberté” ; ajoutant “… et je veux que vous sachiez que même au moment où les médecins avaient désespéré, je pensais encore, oh ! dans le brouillard, je pensais au peuple algérien, aux peuples du Tiers-Monde, et si j’ai tenu, c’est à cause d’eux”. Un grand portrait de celui qui aura marqué la population blidéenne figure à l’entrée de l’hôpital Frantz-Fanon (aujourd’hui hôpital psychiatrique et CHU), au fronton du pavillon de la direction de la structure psychiatrique.
D’autres portraits rappellent dans certains services celui qui reste présent dans les mémoires par son humanisme, son militantisme, sa générosité, sa sincérité, sa modestie, son courage, son dévouement, son ardeur au travail et “qui en a combien guéri et sauvé des balles assassines”, s’accordent à dire de nombreuses personnes âgées de Blida sur le ton du regret, du respect et de la reconnaissance. 6 décembre 1961-6 décembre 2011, des militants antillais, français, africains projettent, cette année, de commémorer le 50e anniversaire de sa disparition sur le lieu où il repose, à Aïn Kerma. Visionnaire, 50 ans après, son œuvre reste d’actualité.
Fatiha Seman

NB : Française d’origine, décédée en 1989, Josie Fanon, son épouse de nationalité algérienne et qui a partagé son combat, repose, selon son vœu, en terre algérienne, au cimetière d’El-Kettar.



 F. Seman

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