D’où vous vient cet intérêt pour ces « Enfants perdus du Panama »(1) ?
Cette « passion », pourrais-je dire, remonte à ma rencontre avec Gabriel Lisette en 1968. Il faut savoir que ce natif du Panama, de parents antillais, a été premier ministre du gouvernement de la République du Tchad en 1958. Le Général de Gaulle le remarque et le nomme au conseil consultatif visant à préparer la Constitution de la V République. Il est nommé ensuite ministre conseiller du Gouvernement français. Il défendra avec ardeur les intérêts de l’Afrique. Sur sa recommandation, j’ai été nommé conseiller culturel de l’Ambassade française à Panama.
Quelles sont les causes de cette émigration martiniquaise et guadeloupéenne vers le Panama ?
Depuis 1885 des crises économiques secouaient ces îles ; puis, l’éruption de la montagne Pelée, en 1902, à la Martinique, une sécheresse en 1905 avaient contraint au chômage toute la frange littorale du nord caraïbe de la Martinique. Cette population fournira le gros des contingents de migrants avec des originaires de Marie-Galante et de Sainte-Rose en Guadeloupe. Ils ont été plus de 10.000 à partir (fin 19ème /début 20ème siècle) creuser le canal de Panama dans le simple désir d’améliorer leurs conditions de vie.
Quelle était la vie quotidienne de ces immigrés antillais dans la Zone du Canal américaine ?
L’organisation du travail s’appuyait sur la discrimination raciale entre américains et non-américains, entre travailleurs blancs et travailleurs noirs. La hiérarchie des salaires prenait en compte l’origine ethnique. Les Américains de race blanche (les « gold employees ») étaient payés en dollars américains de 900 à 7200 dollars par an. Les ouvriers européens de 380 à 480 dollars, les Antillais de 240 à 320 dollars. Des lieux publics, des fontaines, des toilettes étaient réservés aux « employés d’or », d’autres aux « employés d’argent » (silver employees ), payés en monnaie panaméenne . Des quartiers portaient des panneaux « réservés aux blancs ».
Les Antillais ont-ils payé un lourd tribut à la construction de ce canal ?
Il y eut de très nombreuses victimes terrassées par des fièvres, tuées par des explosions de dynamite. Le cimetière antillais de Paraiso se veut le témoin de l’histoire douloureuse de ces ouvriers qui ont donné leur vie à une œuvre de portée internationale. Une stèle a été depuis érigée à leur mémoire (« aux grands hommes des Antilles, la patrie reconnaissante »). Sur cette stèle on voit, également, une plaque du Conseil Général de la Martinique, une de la Jeunesse Martiniquaise, une autre de l’ancien maire de la commune du « Morne- rouge » en Martinique, le député Pierre Petit.
La construction du Canal terminée en 1914, qu’est-il advenu de cette main d’œuvre ?
Leur rapatriement aux Antilles était prévu par une des clauses du contrat Karner. Mais les crédits du rapatriement furent utilisés pour l’acheminement vers l’Europe des troupes américaines en route vers les fronts de la Première Guerre Mondiale. De plus, au bout de 10 ans de familiarisation avec ce pays, beaucoup d’entre eux ont choisi de rester à Panama où ils avaient fondé famille et trouvé du travail.
Tant que dura le percement de ce Canal, ils furent tolérés ; mais quand ils se présentèrent sur le marché du travail en concurrence avec les panaméens, ils furent en butte aux premières manifestations de rejet qui se traduisirent par des lois restrictives (la loi 38 ne leur ouvrait accès qu’à des emplois insignifiants). Ils s’organisèrent alors en créant « la Fraternité », une association d’entraide par la tontine, ouvrirent aussi leurs propres écoles pour la scolarisation de leurs enfants…
Peut-on dire que leur intégration s’est bâtie dans la sueur et le sang ?
On l’a vu par le percement du canal ; par ailleurs, cette émigration de couleur arrivait dans une société panaméenne elle-même déchirée par des tensions sociales entre l’oligarchie blanche et le prolétariat noir et métis. Les Antillais ont, ainsi, subi des violences perpétrées par « la Main bleue », l’équivalent du Ku Klux Klan local, qui s’était assignée de protéger la culture, la nationalité panaméennes menacées par le « péril antillais». A partir de 1946, le gouvernement panaméen a favorisé leur intégration et leur naturalisation. Mais, les lois restrictives persistaient, elles ne furent abolies qu’en 1961 par un amendement à la Constitution. En 1972 le nationalisme panaméen dans sa lutte pour recouvrir sa souveraineté dans la zone du canal a posé sans ambigüité le problème de l’intégration des minorités ethniques et culturelles marginales. Il s’agissait de renforcer l’unité nationale. En 1981, la composante franco-antillaise a été officiellement reconnue comme constitutive de l’identité panaméenne.
La contribution de ces émigrants a-t-elle été prépondérante dans l’édification de Panama ?
Leur rôle s’est avéré primordial, d’une part, dans la plupart des grands travaux d’aménagement de la construction de la voie ferrée et le percement du Canal ; ensuite, comme main d’œuvre dans les grandes cultures de la canne et de la banane ; puis comme artisans, propriétaires de petits commerces, de petites entreprises…Dans la géographie urbaine, les villes de Panama, de Colon leur doivent leur transformation par le défrichage de la forêt, qui a permis de l’extension de nouveaux quartiers suburbains . La création, en 1980, du Musée Afro-antillais salue leur rôle et leur contribution à la naissance de l’histoire de Panama.
Peut-on affirmer que l’ascenseur social fonctionne, aujourd’hui, en leur faveur ?
Sans conteste…Les Panaméens d’origine antillaise sont entre 50.000 et 60.000…Une élite existe et, parmi elle, des ingénieurs, des médecins, des avocats, des banquiers, des hommes politiques, des membres de gouvernement…Rogelio Dumanoir, par exemple, a été ministre des travaux publics pendant 10 ans, sa sœur a été une virulente député de Colon ; enfin Julio Duton Kennion , a été Gouverneur(Préfet nommé) de la province de Colon…Aujourd’hui, on peut affirmer que les ressortissants panaméens de souche antillaise sont les témoins d’une émigration réussie.
Ces Panaméens des Antilles ou ces Antillais- Panaméens ont-ils gardé une fidélité à leurs racines d’origine ?
Incontestablement. Roger Eneleda, ancien président de « La Fraternité », m’écrivait : « Nous savons que vous pensez beaucoup à nous, vos compatriotes éloignés de notre petite patrie que nous rêvons souvent toujours avec l’espoir de revoir un jour ». Une autre adhérente Alice de Karbiche m’indiquait en 1979, « Panama est ma patrie, mais la Martinique, ma mère ». Des liens n’ont jamais cessé d’être tissés entre le Panama et les Antilles. Aimé Césaire avait, de son temps, œuvré pour leur reconnaissance. L’ancien président du Conseil général de la Martinique, Claude Lise, avait dépêché des émissaires et des aides. Les Chambres de commerce de la Guadeloupe ont signé des protocoles d’échanges et de coopérations avec le Panama. Enfin, celle de la Martinique commence à s’y intéresser. Cette émigration réussie fait des émules, de jeunes entrepreneurs, et même des retraités antillais vont s’installer à Panama…Tout un symbole.
Max Pierre-Fanfan
Journaliste
- titre du film sur l’émigration antillaise à Panama réalisé par Gérard César et produit par Barcha Bauer
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