Après avoir rappelé comment l’Église avait été silencieuse, complice et avait intégré l’esclavage et comment il avait attisé les conflits en Afrique, la troisième partie de l’article de Reynolds Michel explique comment la traite et l’esclavage furent condamnés.
Fernando Rebello (1546-1608) partage le point de vue de son confrère Luis de Molina sur le caractère injuste de la réduction des Noirs en esclavage. Car pour lui, les marchands mentent en déclarant que les Noirs qu’ils vendent ont été réduits en esclavage de manière licite. Dans un ouvrage publié à Lyon en 1608, il déclare que la traite des Noirs en Afrique est illicite et immorale. En conséquence, les esclaves embarqués injustement doivent retrouver la liberté. Il va jusqu’à dire qu’ils doivent être indemnisés. En outre, ceux qui, s’étant rendu compte de l’injustice de l’origine de leur esclavage, ne les ont pas relâchés sont un état de péché mortel.
D’autre part, avec Enrique de Villalobos, il met en cause une certaine logique chrétienne qui justifie l’esclavage sous couvert d’évangélisation. Si tel est le but, quelle est la légitimité de les maintenir en esclavage lorsqu’ils sont baptisés ? Comme l’Eglise ne peut accueillir en son sein que des hommes libres — la libération des esclaves baptisés était alors la règle en Europe — maintenir les Noirs baptisés en esclavage constitue une faute grave. Fernando Rebello ose prendre comme élément de comparaison l’islam qui accorde la liberté à tout esclave qui se convertit à la foi musulmane.
Il s’est également opposé au baptême donné aux Noirs avant leur embarquement sur les navires négriers. Car une fois débarqués, les maîtres, qui se disent pourtant chrétiens, ne cherchent nullement à les éduquer dans cette foi qu’on leur a imposée, mais a les faire travailler jusqu’à l’épuisement. C’est là une grave offense à la religion.
C’est la raison pour laquelle le jésuite Diego de Avendano (1594-1688) refuse l’absolution aux détenteurs d’esclaves qui ne cherchent pas à éduquer leurs Noirs selon les principes catholiques (1).
Une place à part doit être faite à Fernando Oliveira (1507-1580), dominicain portugais en rupture avec son ordre. Même s’il raisonne également dans le cadre de la « guerre juste », guerre légitimée par des causes très précises, établies par les théologiens-juristes de l’École de Salamanque, donc ne remettant pas en cause l’esclavage sous certaines conditions, Fernando Oliveira, homme de lettres, grammairien et spécialiste d’art nautique, a une position plus tranchée sur la traite des Noirs qu’il condamne radicalement. La traite est une affaire de commerce qui n’a absolument rien à voir avec la « guerre juste ». D’où sa condamnation de l’esclavage qui en découle, un esclavage par transaction mercantile qui « n’a aucune cause raisonnable pour ce qui nous concerne, car ils ne nous offensent pas, ils ne nous doivent rien, et nous n’avons pas de cause juste pour leur faire la guerre. Sans guerre juste, nous ne pouvons pas les capturer ni les acheter à des gens auxquels ils n’appartiennent pas ».
L’être humain libre et pacifique ne peut pas être l’objet d’un commerce« comme qui achète et vend des animaux ». Et il s’emploie à répondre à certaines objections : « ce n’est pas une bonne excuse de dire qu’ils se vendent les uns les autres, car il est assurément coupable celui qui achète ce qui est vendu à tort et les lois humaines de notre pays et d’autres le condamnent, parce que s’il y avait pas d’acheteurs, il n’y aurait pas de mauvais vendeurs et les voleurs ne voleraient pas pour vendre. De sorte que nous leur donnons l’occasion de se tromper les uns les autres, de se voler, de se faire violence et de se vendre en allant les acheter. (…) C’est nous qui avons été les inventeurs d’un commerce aussi pervers, jamais pratiqué ni mentionné parmi les hommes » (2).
Ces théoriciens membres de diverses congrégations ont eu la chance de se rendre en Amérique et de côtoyer la réalité de l’esclavage. Ils découvrent sur le terrain un autre type d’esclavage et l’horrible réalité de la traite : des Noirs bestialisés et martyrisés et des milliers de morts. Ils estiment en conséquence que la plupart des justifications classiques ne peuvent s’appliquer à cette nouvelle réalité. Malgré leur grande prudence, ils finissent par alerter les consciences :
en dénonçant l’hypocrisie des négriers qui se cachent derrière le motif religieux d’évangélisation pour se livrer à leur trafic ;
en alertant les autorités sur les traitements infâmes que les maîtres infligent aux esclaves ;
en contestant la légitimité de la traite ;
et en désapprouvant l’esclavage tel qu’il est pratiqué.
Ces prises de position ne pouvaient pas ne pas avoir un certain impact sur un certain nombre de missionnaires et de théoriciens chrétiens en les poussant à aller plus loin dans leur condamnation de la traite et de l’esclavage.
(à suivre)
Reynolds Michel
(1) LE BRET Marie, Arguments et pratique de l’anti-esclavagisme catholique dans l’Amérique latine coloniale (XVe-XVIIIe siècles), Colloque 2010, Institut Albert le Grand, IRCOM, pages 18 à 25 pour toutes références sur les Théologiens - juristes de l’Ecole de Salamanque et autres. Également QUENUM Alphone, op.cit, pages 105à 111.
(2) Ibid.
source
D’autre part, avec Enrique de Villalobos, il met en cause une certaine logique chrétienne qui justifie l’esclavage sous couvert d’évangélisation. Si tel est le but, quelle est la légitimité de les maintenir en esclavage lorsqu’ils sont baptisés ? Comme l’Eglise ne peut accueillir en son sein que des hommes libres — la libération des esclaves baptisés était alors la règle en Europe — maintenir les Noirs baptisés en esclavage constitue une faute grave. Fernando Rebello ose prendre comme élément de comparaison l’islam qui accorde la liberté à tout esclave qui se convertit à la foi musulmane.
Il s’est également opposé au baptême donné aux Noirs avant leur embarquement sur les navires négriers. Car une fois débarqués, les maîtres, qui se disent pourtant chrétiens, ne cherchent nullement à les éduquer dans cette foi qu’on leur a imposée, mais a les faire travailler jusqu’à l’épuisement. C’est là une grave offense à la religion.
C’est la raison pour laquelle le jésuite Diego de Avendano (1594-1688) refuse l’absolution aux détenteurs d’esclaves qui ne cherchent pas à éduquer leurs Noirs selon les principes catholiques (1).
Une place à part doit être faite à Fernando Oliveira (1507-1580), dominicain portugais en rupture avec son ordre. Même s’il raisonne également dans le cadre de la « guerre juste », guerre légitimée par des causes très précises, établies par les théologiens-juristes de l’École de Salamanque, donc ne remettant pas en cause l’esclavage sous certaines conditions, Fernando Oliveira, homme de lettres, grammairien et spécialiste d’art nautique, a une position plus tranchée sur la traite des Noirs qu’il condamne radicalement. La traite est une affaire de commerce qui n’a absolument rien à voir avec la « guerre juste ». D’où sa condamnation de l’esclavage qui en découle, un esclavage par transaction mercantile qui « n’a aucune cause raisonnable pour ce qui nous concerne, car ils ne nous offensent pas, ils ne nous doivent rien, et nous n’avons pas de cause juste pour leur faire la guerre. Sans guerre juste, nous ne pouvons pas les capturer ni les acheter à des gens auxquels ils n’appartiennent pas ».
L’être humain libre et pacifique ne peut pas être l’objet d’un commerce« comme qui achète et vend des animaux ». Et il s’emploie à répondre à certaines objections : « ce n’est pas une bonne excuse de dire qu’ils se vendent les uns les autres, car il est assurément coupable celui qui achète ce qui est vendu à tort et les lois humaines de notre pays et d’autres le condamnent, parce que s’il y avait pas d’acheteurs, il n’y aurait pas de mauvais vendeurs et les voleurs ne voleraient pas pour vendre. De sorte que nous leur donnons l’occasion de se tromper les uns les autres, de se voler, de se faire violence et de se vendre en allant les acheter. (…) C’est nous qui avons été les inventeurs d’un commerce aussi pervers, jamais pratiqué ni mentionné parmi les hommes » (2).
Ces théoriciens membres de diverses congrégations ont eu la chance de se rendre en Amérique et de côtoyer la réalité de l’esclavage. Ils découvrent sur le terrain un autre type d’esclavage et l’horrible réalité de la traite : des Noirs bestialisés et martyrisés et des milliers de morts. Ils estiment en conséquence que la plupart des justifications classiques ne peuvent s’appliquer à cette nouvelle réalité. Malgré leur grande prudence, ils finissent par alerter les consciences :
en dénonçant l’hypocrisie des négriers qui se cachent derrière le motif religieux d’évangélisation pour se livrer à leur trafic ;
en alertant les autorités sur les traitements infâmes que les maîtres infligent aux esclaves ;
en contestant la légitimité de la traite ;
et en désapprouvant l’esclavage tel qu’il est pratiqué.
Ces prises de position ne pouvaient pas ne pas avoir un certain impact sur un certain nombre de missionnaires et de théoriciens chrétiens en les poussant à aller plus loin dans leur condamnation de la traite et de l’esclavage.
(à suivre)
Reynolds Michel
(1) LE BRET Marie, Arguments et pratique de l’anti-esclavagisme catholique dans l’Amérique latine coloniale (XVe-XVIIIe siècles), Colloque 2010, Institut Albert le Grand, IRCOM, pages 18 à 25 pour toutes références sur les Théologiens - juristes de l’Ecole de Salamanque et autres. Également QUENUM Alphone, op.cit, pages 105à 111.
(2) Ibid.
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