jeudi, août 27, 2009

Saint-George, un Noir pour sauver la République


1745-1799. « Voltaire de la musique », Joseph de Boullongne, devenu le Chevalier de Saint-George, cultivera tous les talents : compositeur, escrimeur et bel esprit des Lumières. Sa couleur de peau le condamnera aux yeux de la « bonne » société blanche.

Au petit matin du 2 avril 1793, les portes de Lille se referment derrière le général Miaczynski, envoyé par Dumouriez pour pénétrer dans la ville par ruse, jeter en prison tous les responsables de la Révolution et marcher ensuite sur Paris avec le reste de l’armée pour rétablir la monarchie.

Un homme va faire échouer ce coup d’État. Il signe ses courriers « Colonel George » ou simplement « George ». C’est le chevalier de Saint-George, colonel noir, musicien et escrimeur de légende. Quelques heures avant que ne s’ébranle l’avant-garde de l’armée de Dumouriez, Saint-George, flanqué de trois officiers dont son lieutenant, Dumas (le père d’Alexandre Dumas), a quitté le camp de Maulde où est stationnée l’armée. À bride abattue, le groupe a foncé vers Lille où le colonel Saint-George a pu prévenir les élus. L’effet de surprise raté, Dumouriez se réfugie chez les Autrichiens. La République est sauvée.

Mais qui est donc ce « fameux Saint-George » dont les livres d’histoire ont oublié jusqu’à l’existence ? Son père, Guillaume-Pierre Tavernier de Boullongne, a émigré en Guadeloupe, ce pays de l’or noir où les fortunes se construisent rapidement sur la peine des esclaves. D’un amour fou avec la plus belle esclave de l’île naîtra sur le lieu-dit Saint-George, le 25 décembre 1739, Joseph. Condamné par sa naissance à devenir esclave car il est le fils d’une esclave et du péché, Joseph dit « de Saint-George » échappe à ce sort grâce à l’amour de ce père qui, fortune faite, amène à Paris le fils et la mère.

Devenu par l’achat de charges l’un des puissants du royaume, Boullongne impose son fils noir à la société blanche, et lui confie les plus grands précepteurs. Travailleur acharné, le jeune métis va bientôt devenir le meilleur escrimeur de France. Mais l’arme avec laquelle il part à la conquête du Paris des Lumières est le violon. Dans les concours, alors très prisés, de virtuosité, il est imbattable. Il l’est aussi dans les salons où madame Roland le croise souvent.

Saint-George devient vite l’un des symboles de ces esprits des Lumières. Il illustre à merveille les discours de ses amis Condorcet et Brissot, qui ont créé la Société des amis des Noirs afin d’abolir l’esclavage. Il va d’ailleurs être le centre de polémiques enflammées. Grimm lui dénie ainsi toute capacité de création car il n’est qu’un « mulâtre » (l’étymologie vient de mulet). En tant que tel, il ne peut, au mieux, qu’être doué de talents d’imitation.

Saint-George répond en musique. D’une part, il innove et invente. Avec Gossec, il va introduire en France l’art du quatuor initié à Esterhaza par Haydn. Et il va surtout incarner ce goût italien défendu par Rousseau qui privilégie les sentiments que doit exprimer la musique. Ses concertos pour violon sont tantôt animés par une joie et une virtuosité incroyables qui évoquent ce « droit au bonheur » revendiqué par les philosophes des Lumières, tantôt empreints d’une profonde mélancolie. Ses créations évoquent Watteau, Fragonard et Greuze. L’abbé Grégoire le désigne, lui, comme le « Voltaire de la musique ».

Saint-George devient vite la coqueluche de ce jardin du Palais royal qui, les soirs d’été, draine l’intelligentsia parisienne. Le duc d’Orléans (le futur Philippe Égalité) a banni du lieu deux symboles de l’oppression : les femmes en tablier et les militaires en uniforme. Sa réputation va bientôt courir jusqu’à Versailles. En 1774, Marie-Antoinette décide de confier à Saint-George la direction de l’Académie royale de musique qui lui confère un droit de regard sur toute la musique jouée en France. Mais la bonne société se cabre. Une bonne partie des musiciens et des divas de l’époque refuse la tutelle d’un Noir. Les journaux s’emparent de cette polémique dont le chroniqueur Bachaumont écrit qu’elle est « la plus grande affaire » depuis 1750. Marie-Antoinette finit par renoncer.

Pour Saint-George, le coup est terrible. Pour la première fois il comprend que, dans cette société, il ne sera jamais considéré comme l’égal des Blancs. Sans doute habilement conseillé par le duc d’Orléans, il s’engage alors corps et âme pour le changement, fréquente la Société des amis des Noirs dont son père va devenir l’un des piliers, puis va devenir le premier franc-maçon à la peau noire. Avec le duc, Saint-George participe aussi à la création du club des Jacobins. Les chroniqueurs le décrivent, ainsi, discutant fermement dans le salon du Théâtre de la Montansier (qui donne sur le jardin du Palais royal) avec Danton et Robespierre.

À l’été 1789, quand la Révolution éclate, il séjourne à Londres où Philippe Égalité en a fait son ambassadeur. Il y fait la une du Times du 4 décembre 1789 pour l’organisation d’une fête célébrant la victoire du tiers état. Au début de 1790, il rentre en France et s’installe à Lille où il apparaît toujours comme le représentant du duc d’Orléans. La fuite de Louis XVI et son arrestation le 21 juin 1791 à Varennes précipitent les événements.

Le 11 juillet, Saint-George s’engage dans la garde nationale et reçoit le grade de capitaine, chargé du commandement d’une des quatre compagnies. L’homme qui se qualifie de « citoyen-soldat de la ville de Lille » fait de nombreuses incursions à Paris où il assiste au déchirement des Jacobins entre les Montagnards et les Girondins. Il émet alors dans un libellé les plus vives craintes sur la montée de Robespierre, Marat et de leurs « factions ». « Conduits par l’envie de faire parler d’eux », ceux-ci saisissent selon lui « toutes les occasions de flatter le peuple » et s’ingénient à « exalter les hommes sans les éclairer ».

Mais la guerre lui impose bien vite d’autres priorités que le débat. Le 25 juillet 1793, le duc de Brunswick menace de détruire Paris. Une délégation d’originaires des Antilles conduite par le député de Saint-Domingue Julien Raymond est reçue à l’Assemblée et propose la création d’une « légion » de volontaires noirs et métis qui combattront pour cette « patrie » qui, le 24 mars précédent, a accordé le droit de vote aux « libres de couleur ». Dans l’émotion générale, le président Hérault de Séchelles répond : « La vertu dans l’homme est indépendante de la couleur et du climat… Vos efforts seront d’autant plus précieux que l’amour de la liberté et de l’égalité doit être une passion terrible et invincible dans les enfants de ceux qui, sous un ciel brûlant, ont gémi dans les fers de la servitude. » Avant d’annoncer que, grâce à eux, Paris deviendra bientôt « la capitale du monde libre ».

Ainsi naît le 13e régiment de hussards, composé de fils d’esclaves ou d’esclaves affranchis, qui sera bientôt surnommé la « Légion de Saint-George », du nom de son premier colonel. À la tête d’une troupe mal armée et mal équipée, Saint-George va livrer des combats difficiles dont témoignent ses hommes. Il assurera aussi, très vite, le lien entre la Convention et Dumouriez, qui est, comme lui, un proche de Philippe Égalité. Le « Colonel George » est donc l’un des premiers que le général informe de son projet de coup d’État et se heurte très violemment à son chef. Et il désobéit pour sauver la République.

Il n’en sera pas récompensé. Quatre jours après l’arrestation de Lille, la Terreur est décrétée et s’acharne d’abord sur le « clan » de Philippe Égalité dont Dumouriez avait été proche avant de s’attaquer aux Girondins - dont les anti-esclavagistes Brissot et Condorcet - qui monteront à l’échafaud en chantant la Marseillaise. Saint-George, lui, est jeté en prison près de Beauvais. Il restera onze mois, jusqu’au 9 thermidor, dans le couloir de la mort.

Après sa libération, il reprend une baguette de chef d’orchestre avant de s’éteindre le 10 juin 1799. « Le bourreau frappe toujours deux fois, la deuxième fois par le silence », a écrit Élie Wiesel. C’est ce qui arrivera à Saint-George. En 1802, l’une des premières décisions de Napoléon est le rétablissement de l’esclavage. Il faut alors faire oublier le génie de Saint-George dont l’oeuvre est jetée aux oubliettes.

Pour faire aimer cette musique si représentative de l’école française des Lumières, pour attester que le talent est indépendant de la couleur de peau et pour montrer que l’homme ne se réalise vraiment que dans l’engagement pour les autres, l’association le Concert de monsieur de Saint-George a entrepris, en 1999, de sortir Saint-George de l’apartheid culturel dont il avait été victime post mortem. En dix ans, une quinzaine de CD ont été enregistrés, des centaines de concerts proposant sa musique en France et à l’étranger (notamment en Russie et aux États-Unis) ont été organisés ainsi que quelques centaines de conférences et expositions. Le dernier concert français, le 17 août, a aussi été un beau message d’espoir puisque le jeune orchestre de Slovaquie jouait à la prison de Fleury-Merogis.

Le rendez-vous est pris pour le 12 septembre avec la représentation à 20 h 30 au Théâtre de Mogador de l’opéra le Nègre des Lumières, écrit sur la musique de Saint-George à partir des airs de ses opéras disparus et inspiré de sa vie. Ce sera la première fois en deux siècles que la musique lyrique de Saint-George sera jouée dans une salle parisienne aussi prestigieuse. Mais ce sera aussi l’une des quatre soirées de la Fête de l’Huma. Cornélien.

Site de l’association : chevaliersaintgeorge.com

Alain Guédé Journaliste, président du Concert de monsieur de Saint-George

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