jeudi, août 20, 2009

Victor Hugues, corsaire de la Révolution



1761-1826 . Personnage énigmatique, le commissaire civil délégué par la Convention aux Isles-du-Vent a épousé tous les méandres de son époque. À la Guadeloupe, il usa de l’émancipation des esclaves noirs comme d’une arme dans la guerre contre l’Angleterre, ralliant à son armée les nouveaux libres acquis à la cause républicaine, faisant tomber les têtes des colons blancs royalistes. Le même, huit ans plus tard, fit appliquer avec zèle, à la Guyane, le décret de Bonaparte rétablissant l’esclavage.


« C ette nuit j’ai vu se dresser à nouveau la Machine. C’était, à la proue, comme une porte ouverte sur le ciel. » Sur le pont du navire qui transporte le commissaire civil délégué par la Convention aux Isles-du-Vent, une guillotine se dresse, redoutable instrument enfanté par la terreur et la vertu. La lugubre vision ouvre le Siècle des Lumières, le roman que le Cubain Alejo Carpentier consacra à l’équivoque personnage de Victor Hugues.

Investi de pouvoirs illimités par le Comité de salut public, le révolutionnaire débarque au Gosier, en Guadeloupe, à la fin du printemps 1794. Il apporte le décret du 16 pluviôse qui « abolit l’esclavage des Nègres dans les colonies ». Adopté par la Convention nationale après que Léger-Félicité Sonthonax et Étienne Polverel eurent proclamé l’émancipation des esclaves de Saint-Domingue, le texte dispose que « tous les hommes, sans distinction de couleur, domiciliés dans les colonies, sont citoyens français, et jouiront de tous les droits assurés par la Constitution ». Victor Hugues est chargé de faire appliquer la nouvelle législation dans les colonies françaises de la Caraïbe.

Ce fils d’un boulanger marseillais, qui s’est embarqué dès l’âge de treize ans comme mousse à destination des Amériques, est un personnage énigmatique. Tour à tour flibustier, commerçant, imprimeur, il séjourne pendant près de dix ans à Saint-Domingue, où il fréquente une loge maçonnique et s’imprègne des idéaux des Lumières. À la veille de l’insurrection des esclaves dirigée par Toussaint Louverture, Victor Hugues, pourtant philanthrope et humaniste, se méfie des revendications égalitaires des libres de couleur. Chez lui, comme chez la plupart des révolutionnaires, un incommensurable abîme sépare encore le réel de l’idéal. Fuyant les troubles qui agitent la Grande Île, il revient en France au début de 1790. À Paris, il se mêle aux sans-culottes, affûte ses talents de polémiste, rejoint le club des Jacobins. Un rôle d’accusateur public au tribunal révolutionnaire de Rochefort, puis de Brest, forgera sa réputation de procureur impitoyable.

Lorsqu’il revient dans la Caraïbe, en juin 1794, son mandat tient en quelques mots : « Établir solidement les principes de la Révolution dans les Isles-du-Vent, y défendre la République contre toute agression étrangère (…), punir exemplairement les contre-révolutionnaires. » Dans ces îles d’Amérique se joue alors l’un des actes de la guerre opposant la jeune République à la coalition des monarchies d’Europe. Le 23 mars, malgré la résistance des troupes de Rochambeau, la Martinique est tombée aux mains des Anglais avec l’appui des colons blancs royalistes, opposés à cette abolition au nom de laquelle ont éclaté maintes insurrections. La Guadeloupe, elle aussi, est occupée.

La reconquête de cette dernière est impensable sans l’appui des esclaves noirs, majoritaires dans l’île. Habile tacticien, Victor Hugues usera de leur émancipation comme d’une arme. « Libérer les Noirs, c’était créer une armée pour combattre les maîtres d’esclaves, alliés des Anglais », résume l’historien martiniquais Armand Nicolas. Dès le 7 juin, le commissaire proclame l’abolition et recrute une armée de Noirs et de Mulâtres qui repousse la flotte anglaise et reprend possession de la Grande-Terre. Le 6 octobre 1794, les Anglais capitulent à Basse-Terre. Victor Hugues se retourne dès lors contre leurs complices. Le Tribunal révolutionnaire qu’il installe fait fonctionner la Machine à plein régime. Les têtes des planteurs royalistes tombent. Ceux qui échappent à la guillotine prennent la fuite. En 1790, l’île compte 9 371 Blancs. Cinq ans plus tard, ils ne sont plus que 1 092, dont 255 hommes.

Mais le camp « contre-révolutionnaire » s’étend à mesure que s’affirme l’intransigeance de l’Investi de pouvoirs. De nouveaux affranchis hostiles au système de travail « forcé » institué par les autorités révolutionnaires sur les habitations abandonnées par les maîtres seront, eux aussi, conduits à l’échafaud. Il reste qu’au coeur même de la Terreur, le nouveau régime, avec toutes ses contradictions, fait souffler sur la colonie un vent de liberté.

La Guadeloupe reconquise par la République, Victor Hugues en fait une base arrière de ses offensives contre les Anglais. Il noue des alliances avec les Indiens Caraïbes de Saint-Vincent, regagne Sainte-Lucie, lance des

corsaires à l’assaut des navires de la rivale impériale, s’accommode de la revente des esclaves pris aux Anglais. Si les multiples tentatives pour reprendre possession de la Martinique n’ont pas réussi, cette « guerre de course » terrorise l’ennemi et assure à la Guadeloupe des rentrées financières appréciées de Paris.

Louant le « caractère empli d’énergie et d’audace » de cet homme « d’apparence médiocre, de manières vulgaires, de mauvaise éducation », l’aventurier Alexandre Moreau de Jonnès rapporte que Victor Hugues « lutta contre ses ennemis avec un bonheur dont aucun autre, avant et après lui, n’a pu donner l’exemple ».

À la Guadeloupe, il se fait gestionnaire sourcilleux, inflexible gardien de la séparation des pouvoirs, pourfendeur des croyances religieuses. Ce fin politique, mû par l’obsession de l’ordre, régentera l’île durant quatre ans.

Dans ce nouveau monde lointain, où l’écho des bouleversements qui se nouent à Paris parvient à contretemps, le coup d’État du 9 thermidor ne signe pas la chute du « Robespierre des îles ». Ses détracteurs invoqueront sa duplicité, plutôt que la distance, pour expliquer son exceptionnelle longévité. L’homme, il est vrai, sait louvoyer, contourner les tempêtes, épouser jusqu’à se dédire les méandres de son époque. En décembre 1798, le Directoire le rappelle à Paris. Un an plus tard, le Consulat le dépêche en Guyane, où il institue un régime de travail forcé, prélude au rétablissement de l’esclavage. Victor Hugues, commissaire, puis proconsul de la colonie, fera exécuter le décret du 30 floréal an X rendant les anciens esclaves à leurs chaînes avec autant de zèle qu’il fit appliquer en Guadeloupe le décret d’abolition de la Convention. « Si rétablir l’esclavage est une nécessité politique, je dois m’incliner devant elle », lui fait dire Alejo Carpentier.

Victor Hugues fait ensuite appliquer à la lettre le Code civil, qui interdit strictement les mariages entre Noirs et Blancs, n’admet l’adoption qu’entre personnes de même couleur, frappe de nullité les donations d’un Blanc à un Noir. On dit le proconsul autoritaire, orageux, tyrannique. L’impôt qu’il instaure, surtout, cristallise le mécontentement à son endroit.

Déporté au bagne de Cayenne après le coup d’État de fructidor, le journaliste et chansonnier monarchiste Louis-Ange Pitou brosse de lui un portrait aussi féroce qu’admiratif : « Son caractère est un mélange incompréhensible de bien et de mal ; il est brave et menteur à l’excès, cruel et sensible, politique, inconséquent et indiscret, téméraire et pusillanime, despote et rampant, ambitieux et fourbe, parfois loyal et simple ; son coeur ne mûrit aucune affection ; il porte tout à l’excès : quoique les impressions passent dans son âme avec la rapidité de la foudre, elles y laissent toutes une empreinte marquée et terrible ; il reconnaît le mérite lors même qu’il l’opprime : il dévore un esprit faible ; il respecte, il craint un adversaire dangereux dont il triomphe. (…) Le crime et la vertu ne lui répugnent pas plus à employer l’un que l’autre, quoiqu’il en sache bien faire la différence. (…) Il est administrateur sévère, juge équitable et éclairé quand il n’écoute que sa conscience et ses lumières. C’est un excellent homme dans les crises difficiles où il n’y a rien à ménager. »

Après la conquête de la Guyane par les Portugais, en 1809, Victor Hugues est accusé de trahison, puis acquitté. Il est rétabli dans ses fonctions en 1817. Il s’éteint en 1826, après avoir traversé tous les régimes. Arrivé au Nouveau Monde avec la liberté, il aura emprunté sans états d’âme les chemins tortueux qui menèrent à la restauration de l’ancienne servitude.

Rosa Moussaoui

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