lundi, janvier 16, 2006

L'esclavage ne gêne pas grand monde



L'effervescence

Largement abordée par la littérature des Lumières, la question de l'égalité des races resurgit - modestement - à la Révolution. Même les esprits les plus éclairés restent divisés quant à l'abolition.

Par Olivier Coquart

Pendant le règne de Louis XVI, l'empire colonial français n'a pas évolué dans ses frontières coloniales. Depuis le traité de Paris de 1763, cet empire s'est considérablement réduit, amputé des possessions dans les Indes orientales à l'exception des comptoirs détenus avant 1749 : Chandernagor, Pondichéry, Mahé et Karikal, étapes importantes pour le commerce des produits d'Extrême-Orient. Dans l'océan Indien, l'île de France (Maurice) et Bourbon (La Réunion) sont deux des « îles à sucre » dont la mise en valeur repose sur une petite population de colons planteurs et une masse importante d'esclaves. Aux Amériques, la France a encore la Louisiane et, surtout, de nombreuses îles des Caraïbes dont Saint-Domingue, la « perle des Antilles », la Guadeloupe et la Martinique ainsi que la Guyane.

Si l'on fait abstraction des Indes, les sociétés coloniales françaises opposent donc une masse considérable d'esclaves (peut-être 600 000 dans les Antilles en 1789) à un faible nombre de colons blancs (environ 40 000). Les colons sont en relation, d'une part, avec le pouvoir royal auquel ils demandent protection puisque les colonies sont propriétés royales et, d'autre part, avec les grands négociants principalement situés à Nantes et Bordeaux. Ces négociants assurent le commerce du sucre et des autres produits des plantations (café et indigo sur les hautes terres de Saint-Domingue). Ils assurent également l'approvisionnement des îles en esclaves appelés « bossales », amenés d'Afrique dans les bateaux de la traite négrière. Le règne de Louis XVI correspond, pour la traite comme pour l'économie sucrière, à un apogée : cette économie est à la fois adaptable et performante, et le restera jusqu'aux années 1820.

Selon les colonies, les problèmes sont évidemment différents. Les Antilles, plus que les îles de l'océan Indien, sont, à la fin de l'Ancien Régime, influencées par l'indépendance des Etats-Unis tout proches : un sentiment indépendantiste semble poindre chez certains colons et, de l'autre côté du miroir social, des révoltes d'esclaves éclatent sporadiquement à Saint-Domingue ou en Guyane. Certaines îles comme Saint-Domingue ont en effet connu un système de ségrégation raciale qui n'existait pas, par exemple, à la Guadeloupe. Cependant, le règne de Louis XVI voit se développer des problèmes communs à toutes les îles à sucre françaises : la question de l'esclavage ; la question raciale ; la question du régime commercial. Celles-ci s'inscrivent dans un cadre institutionnel reposant, d'une part, sur le Code noir élaboré en 1685 sous Louis XIV et, d'autre part, sur le principe de l'exclusif commercial, caractéristique du colbertisme, qui limite à la seule métropole les débouchés du commerce colonial en confiant sa gestion à des compagnies telles que la compagnie des Indes occidentales sous Louis XVI. De même que les questions se posent différemment selon les colonies, de même, le cadre peut être interprété différemment en fonction des rapports de la métropole avec chaque colonie, et en fonction des différentes sociétés coloniales.

La question de l'esclavage occupe donc une partie importante dans la littérature des Lumières. Voltaire et Bernardin de Saint-Pierre l'évoquent plus ou moins précisément. Une trentaine de cahiers de doléances (sur 60 000...) demandent même la fin de l'esclavage. La deuxième génération des Lumières, celle des encyclopédistes, propose un éventail de thèses extrêmement varié : d'Alembert est plutôt favorable à l'esclavage auquel Jaucourt est très opposé. Un certain consensus parmi les abolitionnistes existe cependant sur un point : l'abolition doit être progressive parce que les esclaves, comme les enfants en bas âge, les imbéciles ou les fous, sont privés d'un certain nombre de droits naturels, selon Condorcet, et il faut qu'ils évoluent pour acquérir effectivement ces droits.

Ces abolitionnistes, très liés aux libéraux anglais comme Adam Smith, qui dénoncent dans l'esclavage un système moins rentable que le salariat, se dotent en 1788 d'un moyen de pression politique, la Société des amis des Noirs. Sa philosophie est rappelée en février 1790 dans une adresse à l'Assemblée nationale : « Nous vous démontrerons que l'abolition de la Traite sera avantageuse aux colons. » C'est au nom de la prospérité et du libéralisme qu'après Adam Smith, les Amis des Noirs plaident pour l'abolition, au moins autant que par un souci, très rarement explicite, d'affirmer l'égalité entre Noirs et Blancs. Outre Condorcet, on y retrouve Brissot, le banquier Clavière, Lavoisier, La Fayette - des hommes qui se rencontrent depuis longtemps dans le cadre de l'Académie voire, au début des années 1780, dans les salons du mesmérisme. Si la plupart d'entre eux sont en contact avec la Cour à différents titres, il ne semble pas que Louis XVI ait prêté un grand intérêt à leur activisme. Cependant, quand Gouy d'Arcy vient demander au roi d'interrompre les activités de la Société des amis des Noirs, celui-ci répond : « Ces pauvres Noirs ont-ils donc des amis en France ? Tant mieux, je ne veux pas interrompre leurs travaux. »

La condition des esclaves fait, par ailleurs, l'objet de quelques améliorations sur les terres exploitées directement pour le souverain. Globalement, celui-ci, peu au fait de ces questions mais sensible aux idées généreuses des Lumières, semble vouloir humaniser le sort des esclaves sans jamais mettre en cause ni le système esclavagiste ni les modalités de la traite négrière.
La question est compliquée par deux variables. La première est démographique : il y a, dans les colonies françaises, une surreprésentation quantitative des esclaves, qu'ils soient bossales (nés en Afrique) ou créoles. Ce phénomène est particulièrement important à Saint-Domingue où, en 1789, on dénombre 450 000 esclaves pour 70 000 libres. La situation des esclaves peut varier selon les individus et les colonies ; cependant, elle est, dans les colonies françaises, depuis l'embarquement en Afrique jusqu'aux plantations ou aux fabriques, véritablement épouvantable. Une abondante littérature historique existe à ce propos, avec des auteurs célèbres comme Aimé Césaire ou plus obscurs comme Félix Modok - cet étonnant conteur martiniquais déploie, dans son oeuvre, un imaginaire où la figure du diable et du Mal s'expriment régulièrement par les voies de la soumission, de la torture, de la mort infligée aux protagonistes, Noirs ou figures métaphoriques de Noirs.

Seconde variable : parmi les libres, un nombre croissant de « libres de couleur », souvent métis, vient contester parfois la prépondérance économique des Blancs. Leur démographie est très dynamique, bien plus que celle des bossales et des Blancs, qu'ils égalent en 1789. Ils sont eux-mêmes souvent propriétaires d'esclaves et, dans certaines îles comme à la Guadeloupe ou dans les îles de l'océan Indien, peuvent avoir des relations relativement bonnes avec les colons européens. En revanche, à Saint-Domingue, un système ségrégationniste s'est mis en place, fondé sur des théories raciales opportunément constituées : on distingue ainsi les « nègres affranchis » des « libres de couleur ».

La question raciale est donc liée à celle de l'esclavage. Le « préjugé de couleur » apparaît dans certaines sociétés coloniales et, au premier chef, à Saint-Domingue, contre le Code noir qui ne fait pas de distinction entre les différents « sujets libres du roi de France », blancs ou noirs. Sans doute cette évolution est-elle un moyen de pallier la progression démographique des populations noires et métissées, susceptible de menacer la prééminence blanche : il semble en effet que dans les sociétés où le ratio Blancs/gens de couleur n'est pas trop déséquilibré, comme à la Guadeloupe, le « préjugé de couleur » s'impose moins radicalement. Juste avant l'avènement de Louis XVI, quatre catégories sont élaborées dans la Perle des Antilles : les Blancs, les quarterons, les mulâtres et les nègres, en fonction de la généalogie. Le droit localement institué, sans l'aval du pouvoir royal, à Saint-Domingue, est clairement établi ensuite à la Guadeloupe et en Martinique (1787) ainsi que dans les îles de l'océan Indien. Interdits d'exercer certaines fonctions dans les îles, nombre de mulâtres aisés se réfugient en France et s'intègrent aux élites roturières. Louis XVI autorise d'ailleurs en 1784 le mulâtre Julien Raimond à rencontrer son ministre De Castries qui écoute avec intérêt mais sans suite ses revendications. Julien Raimond, dans ces conditions, ne peut même pas retourner à Saint-Domingue.

Les théories raciales trouvent un écho y compris chez les esprits les plus éclairés. Condorcet aurait demandé que l'article 1 de la Déclaration des droits de l'homme précise : « Tous les hommes blancs naissent et demeurent libres et égaux en droit. » Au début de la Révolution française, la réflexion est beaucoup moins avancée quant à l'égalité des races en France que dans le monde anglo-saxon. Même si le préjugé racial reste autonome parmi les populations blanches des colonies françaises, il se développe, en tout état de cause, parallèlement en métropole. Cependant, dans les colonies, il a comme conséquence très nette le marronnage, « petit » ou « grand » : la fuite des esclaves, temporaire ou définitive. Des communautés de marrons se créent, en Guyane, dans les mornes de la Martinique et de la Guadeloupe et dans les hautes terres de Saint-Domingue ; là, apparaît à partir des années 1760 l'espoir d'un retour de Macandal, l'esclave qui avait soulevé l'île et que les colons avaient capturé et tué en 1758.

En réalité, la question commerciale commande largement les choix en matière d'esclavage et de préjugé racial. Elle est indissociable du débat théorique opposant les libéraux (Turgot, Brissot, Clavière...) aux partisans du colbertisme très représentés parmi les négociants (Nairac de Bordeaux) et les officiers du roi (Malouet, qui dirige successivement Saint-Domingue et la Guyane). Elle a des implications suffisamment fortes pour conditionner quasi exclusivement les choix coloniaux des gouvernements qui se succèdent de 1774 à 1792. La croissance du commerce colonial français a été remarquable au XVIIIe siècle : entre 1716 et 1788, + 368 % pour les exportations de la France vers les Antilles ; + 784 % pour les importations des Antilles vers la France ; la plupart de ces importations, soit un peu plus des trois quarts, sont réexpédiées vers l'Europe.

Ce commerce est encadré par le principe de l'exclusif. La Compagnie française des Indes, pour assurer cet exclusif dans l'océan Indien, dispose encore, en 1780, de 25 vaisseaux de ligne ; elle assure principalement le développement de l'île Bourbon et de l'île de France. Or, en particulier dans les Antilles, cet exclusif est remis en cause par les colons. En effet, ceux-ci souhaitent pouvoir commercer librement, notamment avec les Etats-Unis, et protestent contre la concurrence, devenue inégale, qui leur est faite par les colonies anglaises, voire espagnoles, dans lesquelles cet exclusif a été abandonné au profit du système de libre-échange. Les colons sont donc en conflit avec les négociants de la métropole - dont ils dépendent pour l'approvisionnement en esclaves - et, à Saint-Domingue par exemple, ils protestent contre le pouvoir monarchique qui maintient le verrou de l'exclusif. A l'image des colons anglais aux Amériques, ils commencent même à revendiquer l'indépendance : c'est le cas en mai 1790, quand une assemblée centrale de Saint-Domingue vote une constitution. Aussi les gouvernements de Louis XVI, sensibles aux thèses libérales, sont-ils contraints de desserrer cet étau : par des mesures ponctuelles dès les années 1780, puis de façon plus large après la signature du traité de libre-échange avec l'Angleterre en 1786.

La capacité du roi à orienter les choix coloniaux devient très limitée à partir de 1789. Son règne « constitutionnel » est donc, en la matière, encore plus passif que son règne « absolu ». Les débats ne manquent pourtant pas, et ce dès l'ouverture des états généraux. En effet, comme les colonies de 1789 n'existaient pas en 1614 [dernière réunion des états généraux par Catherine de Médicis], la question de leur représentation est clairement posée. Pour une part importante de l'opinion politique, les colonies ne doivent être représentées que par deux députés des sujets libres. Les négociants, en particulier, poussent dans ce sens, mais aussi les Amis des Noirs, soucieux de ne pas voir siéger un groupe compact de colons. Ces derniers revendiquent une représentation proportionnelle à leur nombre. Finalement, six représentants des colons siègent aux états généraux puis à la Constituante.

Très vite cependant, ces colons trouvent des alliés inattendus parmi les représentants des négociants et se regroupent avec eux dans le club Massiac. Celui-ci est, grâce au très influent Malouet, un lobby très efficace pour empêcher que les Amis des Noirs, Mirabeau compris, puissent présenter leur rapport favorable à l'émancipation des esclaves. Le 8 mars 1790, les colonies, réparties en départements, sont dotées d'assemblées coloniales où seuls les Blancs sont électeurs et éligibles. Alors que les tensions avec l'Angleterre se ravivent dans la mer des Caraïbes, la Constituante confirme pour les colonies la règle de l'exclusif, contrairement à l'esprit libéral de la plupart de ses décisions.

Les Amis des Noirs obtiennent que les droits civiques soient accordés aux mulâtres libres, le 15 mai 1791. Deux jours auparavant, Robespierre a obtenu que l'esclavage soit exclu du texte constitutionnel comme contraire à la Déclaration des droits de l'homme. Cependant, cette orientation est éphémère : la nouvelle de la révolte des esclaves de Saint-Domingue qui éclate en août 1791 rend au club Massiac toute son influence, et l'un des derniers débats de la Constituante aboutit à l'annulation du décret du 15 mai précédent.

Avant la chute de la monarchie, la question de l'esclavage n'est plus abordée. La conséquence est l'apparition d'une nouvelle solidarité : désormais, les libres de couleur, les esclaves et les marrons sont tous considérés comme inférieurs au droit commun des hommes de la nation. De cette ségrégation naîtra la révolte des esclaves de Saint-Domingue, matrice de l'indépendance d'Haïti, et la première abolition de l'esclavage, immédiate et sans concession, promulguée par la Convention le 5 février 1794.

Docteur en histoire, professeur de première supérieure au lycée Henri-IV à Paris, Olivier Coquart est spécialiste de la Révolution française. Il est l'auteur de Jean-Paul Marat (Fayard, 1993).

http://www.historia.presse.fr/data/thematique/99/9906401.html

mardi, janvier 10, 2006

Traites négrières, esclavage : les faits historiques


C'est une histoire très ancienne, mais qui n'a jamais été si actuelle. Un phénomène né pendant l'Antiquité, et dont on ne prit réellement conscience qu'au XVIIIe siècle.

"L'esclavage est l'établissement d'un droit fondé sur la force, lequel droit rend un homme tellement propre à un autre homme qu'il est le maître absolu de sa vie, de ses biens et de sa liberté", écrivait le chevalier de Jaucourt dans l'Encyclopédie, en 1755. Un état de mort sociale, de dépossession de soi que Victor Schoelcher, architecte de l'abolition en France, qualifia de "crime de lèse-humanité".

Mais c'est aussi un phénomène historique et culturel complexe, qui englobe des aires géographiques immenses et, pour les traites modernes, plus de mille ans d'histoire. Qui bouleversa plus particulièrement le continent africain et fit le lit du racisme, véhiculant l'image d'un Noir inférieur, proche de l'animalité et donc, à ce titre, susceptible d'être acheté, vendu, échangé. Une marchandise humaine.

A l'heure où prospère la "concurrence des mémoires", et tandis que l'historien Olivier Pétré-Grenouilleau, auteur du remarquable Les Traites négrières, est assigné en justice, stigmatisé d'une infamante accusation de révisionnisme, le sujet est de plus en plus explosif : aussi apparaît-il essentiel de faire le point sur l'état des connaissances historiques.

Traites africaines et traites orientales. L'Afrique a connu des trafics d'esclaves dès la plus haute Antiquité, mais c'est au VIIe siècle de notre ère, avec l'apparition d'un empire musulman et sa spectaculaire expansion, qu'est né le cadre du système économique qu'on appellera la traite. En terre d'islam, la loi interdisait de réduire en esclavage les hommes libres : en revanche, on pouvait se procurer des captifs en dehors de l'empire. Ainsi sont nées les premières routes d'un commerce à grande échelle d'êtres humains.

Le monde musulman ne s'approvisionna pas uniquement en Afrique. Il y eut également des captifs venus du Caucase, d'Europe de l'Est ou d'Asie centrale. Mais les Africains furent de loin les plus nombreux, et cette tendance ne fit que s'accentuer au fil du temps. Avec la traite se mit en place une justification idéologique de l'esclavage des Noirs, fondée sur des stéréotypes racistes, et des justifications religieuses, comme celle de la malédiction de Cham. Les Noirs étaient censés descendre de ce fils de Noé maudit par son père : ils étaient donc condamnés à la servitude.

Les routes empruntées par ce trafic sont assez bien connues. On sait également qu'il atteint son apogée au XIXe siècle. Pour ce qui est de son ampleur, les estimations chiffrées restent fragiles : l'historien américain Ralph Austen avance le chiffre de 17 millions de personnes, du VIIe au XIXe siècle. Mais il reconnaît que ce chiffre est relativement imprécis, estimant sa marge d'erreur à plus ou moins 25 %.

Ces traites restent mal connues, tributaires de représentations parcellaires (on a longtemps minimisé le rôle économique des esclaves) et d'une sombre légende forgée au XIXe siècle par les Européens, dans le but de légitimer leur propre colonisation.
Il en est de même pour ce qu'on appelle les "traites intérieures", sur lesquelles les informations sont très lacunaires. En la matière, les recherches sont peu nombreuses. Il est cependant établi qu'il y eut également un commerce à l'échelle de l'Afrique subsaharienne : l'historien Patrick Manning affirme que ces traites intérieures auraient fait 14 millions de victimes, capturées suite à des guerres entre Etats ou à des razzias.

Ainsi, quand commencèrent les "traites atlantiques", un système était déjà en place. Comme le rappelait l'historien Fernand Braudel (1902-1985), "la traite négrière n'a pas été une invention diabolique de l'Europe".

Les traites occidentales. La naissance de la traite atlantique a souvent été interprétée comme une profonde rupture en Occident, voyant renaître un esclavage qui avait disparu depuis la fin de l'Antiquité. En réalité, le phénomène avait constamment reculé durant le Moyen Age, mais il subsistait en Méditerranée un commerce dont les victimes les plus nombreuses étaient des juifs, des slaves et surtout, à partir du XVe siècle, des Africains. Le trafic changea d'échelle et de destination au XVIe siècle, avec la colonisation des Amériques. La violence des conquérants hispaniques et le choc microbien dépeuplèrent vite le continent, créant une pénurie de main-d'oeuvre. D'autant plus que les Européens entreprirent de lancer sur place des cultures de production, en particulier celle de la canne à sucre.

Les Portugais, lancés dès le début du XVe siècle à la découverte des côtes africaines, en produisirent à Sao Tomé, au large de l'Afrique, avant de s'implanter au Brésil, inaugurant bientôt la première grande route de la traite.

Les circuit de la déportation se mirent vite en place. Les esclaves étaient acheminés par des négriers africains jusqu'aux côtes (on estime que 2 % seulement des prisonniers qui traversèrent l'Atlantique avaient été capturés par des Occidentaux). Commençait alors la longue traversée des esclaves, mortelle pour de nombreux captifs.

Le sort des survivants n'était pas plus enviable : la plupart d'entre eux étaient dirigés vers des plantations tenues par des colons qui devaient rembourser au plus vite leur "investissement". La moitié d'entre eux décédaient dans les trois années suivant leur arrivée. Cette effrayante mortalité et le déséquilibre des sexes expliquent que la demande ne se tarissait jamais : il fallait sans cesse de nouveaux esclaves pour que le système colonial fonctionne.

Les données chiffrées concernant cette traite sont assez fiables : elles ont fait l'objet de nombreuses études quantitatives. Un consensus se dessine autour du chiffre de 11 millions d'Africains déportés, dont 9,5 millions arrivèrent en Amérique. Dominé au XVIe et au début du XVIIe siècle par les puissances ibériques, ce commerce connaît son apogée au XVIIIe, alors que la France, et surtout l'Angleterre, constituent dans les Caraïbes de prospères colonies, fondées sur l'exploitation à outrance des esclaves africains.

Le rôle de la France. Comme les Anglais, les Français entrèrent en scène plus tardivement. A partir du milieu du XVIIe siècle, ils commencèrent à peupler leurs colonies de captifs africains. Autorisée par Louis XIII en 1642, la traite prit rapidement son essor, atteignant son apogée au XVIIIe siècle.

En 1685 est édicté le Code noir, texte censé régir le quotidien des esclaves dans les colonies. Toutes les étapes de la vie y sont réglementées, de la naissance à la mort. Pour pouvoir se marier, l'esclave doit avoir l'accord de son maître ; ses enfants appartiendront au propriétaire de la mère. Le texte contient également des dispositions de police et une échelle des peines applicables, allant jusqu'à la mort pour les auteurs de voies de fait sur un Blanc ou les fuyards récidivistes.

En matière civile, l'esclave n'a pas le droit de propriété et ne peut transmettre d'héritage à ses descendants. En contrepartie, le propriétaire doit se montrer modéré dans ses punitions, nourrir ses esclaves et les vêtir correctement. Edifiant pour ce qu'il dit du discours idéologique qui accompagne la traite, ce texte ne doit pourtant pas être pris au pied de la lettre : dans la pratique, la seule loi qui régnait sur les plantations était celle de l'arbitraire des planteurs. Le Code noir ne fut jamais réellement appliqué dans son intégralité.
En métropole, les principaux bénéficiaires du trafic sont les ports de l'Atlantique. Les expéditions négrières françaises ont été répertoriées par l'historien Jean Mettas, qui a retrouvé 3 317 expéditions, partant de 17 ports, au premier rang Nantes, Le Havre, La Rochelle et Bordeaux.

Dans ces villes, le système colonial a permis à nombre de négociants d'amasser des fortunes considérables. A la fin du XVIIIe siècle, les bénéficiaires du système forment un groupe de pression influent en métropole : ils seront un frein puissant à l'heure des mouvements en faveur de l'abolition.

L'abolition inachevée. Comme le souligne l'historienne Nelly Schmidt, "les premiers abolitionnistes, ce sont les esclaves eux-mêmes". Dès le début du XVIe siècle, les révoltes étaient fréquentes, très sévèrement réprimées. On vit même s'édifier, dans les Caraïbes et en Amérique du Sud, des forteresses défendues par des esclaves rebelles, que les Européens eurent parfois le plus grand mal à maîtriser.

En Occident, les Quakers de Pennsylvanie sont les premiers, à la fin du XVIIe siècle, à s'élever contre l'esclavage. Les Encyclopédistes se prononceront eux aussi contre cette institution. Mais c'est en Angleterre que se mit réellement en place le mouvement anti-esclavagiste mondial, porté par deux figures, William Wilberforce et Thomas Clarkson, et par une propagande efficace (libelles, campagnes de boycott, pétitions...).

La révolte de Saint-Domingue (1791-1793) provoque la première abolition de l'esclavage, le 16 pluviose an II (4 février 1794). Celle-ci sera provisoire — Napoléon reviendra dessus en 1802, au prix d'une répression sanglante et de la perte de Saint-Domingue, qui devint Haïti —, et partielle : le décret ne sera jamais appliqué à la Réunion et la Martinique était occupée par les Anglais...

Mais le mouvement est enclenché, irréversible. En 1807, les Anglais interdisent la traite au large de l'Afrique. Le commerce des esclaves continue, mais il devient peu à peu clandestin, à mesure que l'abolitionnisme gagne du terrain. En 1833, Londres l'abolit. La France, de son côté, mettra fin à cette institution — cette fois définitivement — par les décrets du 27 avril 1848.
Les puissances occidentales suivent le mouvement, si bien qu'aux Etats-Unis, l'esclavage est aboli en 1865, à l'issue de la guerre de sécession. En 1888, avec son abolition au Brésil, la page se tourne sur le continent américain.

Mais le phénomène n'est pas éradiqué pour autant : les puissances européennes continueront à tolérer cette institution dans leurs colonies d'Afrique, et à abuser du travail forcé. Albert Londres le notait en 1897 : "L'esclavage en Afrique n'est aboli que dans les déclarations ministérielles de l'Europe."

Plus d'un siècle après, malgré les condamnations de l'ONU et les dénonciations des ONG, celui-ci est loin d'avoir disparu. L'abolition de l'esclavage reste un combat très actuel.

Jérôme Gautheret
À LIRE

Dans le domaine de l'esclavage et de la traite, les travaux de recherche sont très nombreux, mais les ouvrages de synthèse sont très rares. Signalons tout de même, au-delà des Traites négrières, d'Olivier Pétré-Grenouilleau (Gallimard, "Bibliothèque des histoires", 2004) :
Une histoire de l'esclavage. De l'Antiquité à nos jours, de Christian Delacampagne. Le Livre de poche, "Références", 320 p., 6,95 €.

L'abolition de l'esclavage. Cinq siècles de combats, XVIe-XXe siècle, de Nelly Schmidt. Fayard, 418 p., 23 €.

Le Livre noir du colonialisme XVIe-XXIe siècle : de l'extermination à la repentance, sous la direction de Marc Ferro. Robert Laffont, 848 p., 29 €.

La Modernité de l'esclavage, essai sur la servitude au coeur du capitalisme, d'Yves Benot.La Découverte, 296 p., 21 €.

LA VÉRITÉ SUR L'ESCLAVAGE, numéro spécial de la revue L'Histoire (octobre 2003).