lundi, janvier 24, 2011

Esclavage : les expédients de la mauvaise conscience




Certains historiens réputés spécialistes de l’esclavage considèrent que la traite négrière a eu des conséquences bénéfiques pour les populations africaines. L’historien américain, Philipp D. CURTIN, auteur en 1969 d’un ouvrage cité dans les hautes sphères de la recherche historique comme une référence[1], estime par exemple que l’introduction de nouvelles cultures en Afrique pendant la période concernée a permis une plus grande croissance de la population que les pertes occasionnées par la traite elle-même. Il écrit :
« Quant à la migration des cultures vivrières, deux plantes au moins du Nouveau Monde ont été introduites en Afrique vers le XVIe siècle : le manioc et le maïs se sont diffusés sur une très grande échelle et en sont venues à être deux des sources de nourriture les plus importantes de ce continent. Si tous les facteurs affectant la taille de la population étaient restés constants, le résultat prévisible auraient été une croissance de la population partout où ces plantes ont remplacé des cultures de moindre rendement. Dès lors que ce processus s’est produit sur de très grandes étendues, il semble possible et même probable que la croissance de la population résultant des nouvelles plantes a dépassé les pertes de population dues au commerce des esclaves. Quelle que soit la perte de population qui aurait pu suivre l’introduction de nouvelles maladies, elles aurait été temporaire, alors que des cultures vivrières de plus grand rendement tendent à rendre possible un niveau de population plus élevé en permanence. Il est même possible que, pour l’Afrique sub-saharienne dans son ensemble, l’effet démographique net des trois migrations atlantiques ait été la croissance et non le déclin. Seules des recherches ultérieures d’histoire démographique et épistémologique pourront donner une réponse sûre. »[2]
            
Je reste sans voix devant ce genre d’arguments. Car cela revient à utiliser les conséquences bénéfiques de l’introduction de certaines cultures vivrières en Afrique au moment de la traite négrière pour gommer les conséquences désastreuses de la traite elle-même qui s’est soldée par près de 15 millions de morts d’après les recherches de l’historien Elikia M’Bokolo. C’est un peu comme si CURTIN affirmait que l’introduction du manioc et du maïs en Afrique n’aurait pas pu se faire sans la déportation de millions de Noirs et leur réduction à l’esclavage. Qui peut croire pareille chose ? Mais, sur ce sujet, les arguments développés par certains historiens s’apparentent à des expédients de la mauvaise conscience.

Denis Dambré   


[1] Philipp D. Curtin, The Atlantic Slave Trade, A Census, 1969.
[2] Cité dans Elikia M’Bokolo, Afrique Noire : Histoire et Civilisations, tome 1, 1995, p. 260.

vendredi, janvier 14, 2011

Marseille, un port négrier pas comme les autres


Quand on parle de la traite des noirs, « on songe à Nantes, Bordeaux, Liverpool. Marseille n’est en général pas associée à cet espace atlantique, mais à la Méditerranée, au Levant ». Historien à l’université Aix-Marseille, Gilbert Buti en sait quelque chose, lui qui est spécialisé dans l’étude de l’économie maritime et des sociétés littorales de Méditerranée. C’est au détour de documents que sa curiosité s’est éveillée et qu’il « a remis l’ouvrage sur le métier » d’un sujet de recherche défriché par son maître Charles Carrière. Un travail quasi-inédit, et surtout peu présent dans la mémoire de la ville, dont il présentait les résultats dans le cadre du cycle de conférences « Marseille la Méditerranéenne ».
Accélération à la fin du XVIIIe siècle
Malgré une « documentation éclatée, fragmentaire, diverse », les grandes lignes sont claires : avec environ 120 expéditions négrières au XVIIIe siècle, « Marseille est très loin derrière Nantes », qui dépasse le millier, mais surtout ce trafic connaît « une accélération soudaine et brutale au milieu du siècle ». Avant cela, la cité phocéenne ne connaissait que « quelques expéditions épisodiques » . Et ce malgré les efforts du pouvoir central, qui se dit que« vraiment, le commerce de Guinée (d’où la plupart des esclaves étaient arrachés, ndlr) n’est pas du goût de cette ville ».
« Pourquoi ce peu d’intérêt ? », s’interroge-t-il. Plusieurs explications sont généralement avancées, plus ou moins convaincantes selon lui (de la situation géographique de la ville à une supposée « incompétence des Provençaux qui seraient de piètres marins et une absence de produits pour répondre à la demande des comptoirs africains »). Il retient surtout « des raisons commerciales et financières » : les Marseillais sont habitués au commerce avec le Proche-Orient, l’Italie, où l’on récupère sa mise au bout de 6 mois à un an. « Or, avec la traite négrière, les capitaux sont immobilisés pendant 2 ou 3 ans voire plus », note-t-il.
« Barbares que nous sommes ! »
Simple affaire économique, diront ceux qui espéraient une opposition humaniste de Marseille la cosmopolite ? Gilbert Buti a tout de même trouvé quelques signes de résistance. « L’homme n’est ni une chose, ni une marchandise propre à devenir la matière d’une assurance maritime », proclamait en 1773 le juriste Blathazard-Marie Emerigon, alors qu’un négociant cherchait à se faire indemniser après que sa « cargaison » a fait naufrage. Bien que cette disposition soit pourtant prévue par le tristement célèbre Code noir de Colbert, il estimait que « c’est se dégrader soi-même en dégradant la nature humaine ».
Quatre ans plus tard, le prix de l’Académie de Marseille, qui compte pourtant nombre de négociants et planteurs, récompense un discours violemment anti-esclavagiste signé André Liquier : « Barbares que nous sommes ! Nous combinons de sang-froid l’achat et l’esclavage de nos semblables et nous osons parler encore d’humanité et de vertu !Nous ventons les miracles que notre industrie opère pour l’utilité et l’agrément de la vie ; et c’est au prix de 60 000 infortunés que nous arrachons à l’Afrique, comme de vils troupeaux, dont une moitié périt de désespoir avant d’arriver en Amérique et l’autre y trouve une mort prématurée dans l’excès des travaux et des tortures. »
Curé obligé de marier et testaments interdits
Rebelote dix ans plus tard avec Bérenger, qui dans ses Soirées Provençales se demande« quand cesserons-nous d’insulter la nature » et quand les lois « cesseront-elles d’être complices, par leur silence, de nos passions cupides et de nos abominables préjugés ? » Plus étonnant, Gilbert Buti rapporte qu’« en 1778, le Parlement de Provence oblige le curé de Saint-Ferréol à célébrer un mariage entre deux noirs ». Il note également une « plus importante intégration des gens de couleur qu’a Bordeaux ou Nantes » et que l’on « passe outre le refus de certaines dispositions par le pouvoir royal comme des testament qui donnent la liberté à un esclave ou à sa descendance »
Des informations qui intéressent tout particulièrement le collectif Paca pour la mémoire de l’esclavage, dont le président Jean-Marc Ega assistait à la conférence. « Cela nous permettra d’étoffer notre travail. Cette notion de résistance peut permettre, tout en parlant de la même chose, de rassembler plus que de diviser. C’est une très bonne porte d’entrée, et ce que nous disons aussi au sein du collectif c’est justement que l’on parle très peu des différentes résistances à la traite », se félicite-t-il.
Appel marchand
Mais Gilbert Buti est cependant sceptique sur l’« opposition de principe » presque naturelle qu’aurait, selon le grand historien de Marseille Gaston Rambert, ses habitants à la traite négrière, notamment à cause des nombreux marins locaux capturés et transformés en esclaves en Méditerranée… Pour lui, malgré cette « mémoire de l’esclavitude », les choses sont plus complexes : il a ainsi retrouvé le flamboyant André Liquier associé en 1788 dans une compagnie qui a livré plus de 300 esclaves à Saint-Domingue…
Et il y a tout de même ce boom de la traite dans la décennie 1783-1793 (neuf navires par an contre un tous les trois ans jusque là). Une accélération de ce « commerce honteux » que l’historien attribue à l’augmentation des primes de l’Etat pour chaque noir débarqué mais surtout« aux baisses des profits des négociants avec le commerce du Levant, pilier séculaire du port de Marseille, et à l’essoufflement de l’économie de plantation des Antilles. La traite est une activité de compensation de ce manque à gagner ». Et au XIXe siècle, en dépit des abolitions successives, certains marseillais continueront la traite en douce. Bref, « l’appel marchand a été plus fort que la raison ».


Un lien

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jeudi, janvier 13, 2011

"Histoire d'Haïti. La Première République noire du Nouveau Monde", de Catherine-Eve Roupert et "Ma vie à Saint-Domingue", de Jean-Jacques Salgon : ombres et lumières haïtiennes

C'est un pan entier de l'histoire de France, relégué à l'arrière-plan de la mémoire nationale pendant des décennies et revenu sur le devant de la scène à la faveur de l'immense émotion qui a suivi le tremblement de terre de Port-au-Prince, le 12 janvier 2010. Avant d'être cette terre meurtrie, accablée par la misère, la violence politique et les calamités naturelles, Haïti a été une colonie française, la plus prospère d'entre toutes. Puis les convulsions liées aux séquelles de l'esclavage et la violence inouïe des luttes pour son abolition ont précipité la "Perle des Antilles" dans une spirale de violences dont elle n'est, à vrai dire, jamais réellement sortie.
Ancienne colonie, indépendante depuis le 1er janvier 1804, après la seule révolte d'esclaves victorieuse de l'histoire, la première république noire du continent américain est progressivement devenue l'Etat le plus pauvre des Caraïbes. Catherine-Eve Roupert relate minutieusement les étapes de cette descente aux enfers. Elle remonte aux premières heures de la colonisation européenne (Christophe Colomb aborda en décembre 1492 les côtes de l'île, alors baptisée Hispaniola) pour évoquer l'esclavage, la révolution de Saint-Domingue et ses convulsions, puis les drames qu'a connus le pays jusqu'au tremblement de terre du 12 janvier 2010, qui dévasta Port-au-Prince et ses alentours, faisant plus de 200 000 morts et 3 millions de sinistrés.
Son récit bien mené, remarquablement écrit, souffre toutefois, principalement en ce qui concerne la période coloniale, de simplifications, en grande partie par la faute d'une bibliographie assez dépassée, et de quelques exagérations (ainsi de l'affirmation d'un chiffre de 100 millions de victimes pour la traite atlantique, soit huit à dix fois plus que les estimations scientifiques). Comme si la dénonciation des horreurs esclavagistes imposait de laisser de côté les impératifs de la rigueur historique...
Une personnalité hors du commun domine son récit : celle de Toussaint Louverture(1743-1803), héros de la révolution haïtienne, père et martyr de l'indépendance. Ancien esclave lui-même, défenseur de l'abolition, décrétée par Sonthonax le 29 août 1793 et votée par la Convention le 4 février 1794, amoureux des idéaux de 1789, mais adversaire obstiné des menées des envoyés de la France, le héros national haïtien a des rapports profonds, complexes et ambigus avec la métropole.
Entre méditation sur cette figure hors du commun et récit autobiographique, l'essai atypique de Jean-Jacques SalgonMa vie à Saint-Domingue, est une analyse sensible de la profondeur du lien qui unit la France à l'ancienne Saint-Domingue. Poussé par "un désir d'élucidation et le goût de vivre dans un monde moins confiné", l'auteur explore, d'un musée de La Rochelle à la place des Victoires, qui abritait jadis l'hôtel de Massiac, quartier général parisien du lobby colonial pendant la Révolution, en passant par Liancourt, bourgade de Picardie qui abrita l'école militaire où Toussaint Louverture envoya deux de ses fils, les traces ténues de cette histoire.
Son pèlerinage s'achève dans le Jura, au fort de Joux où Toussaint Louverture finit ses jours en captivité, le 7 avril 1803, épuisé par le froid et les mauvais traitements de ses geôliers. La disparition de son corps devient sous la plume de Jean-Jacques Salgon l'image parfaite et saisissante, du "destin qui fut longtemps fait à sa mémoire et plus largement (de) tout ce qui unit par le passé la France à son ancienne colonie".

HISTOIRE D'HAÏTI. LA PREMIÈRE RÉPUBLIQUE NOIRE DU NOUVEAU MONDE de Catherine-Eve Roupert. Perrin, 396 p., 22,50 €.
MA VIE À SAINT-DOMINGUE de Jean-Jacques Salgon. Verdier, 144 p., 14,50 €.

mercredi, janvier 12, 2011

Paradigmes sucriers : Le sucre et les larmes de Pierre Dockès (1).

Michel Herland est professeur de sciences économiques à l’Université des Antilles et de la Guyane, Martinique, Antilles françaises (depuis 1997). Il est directeur adjoint du Centre de Recherches sur l'Insularité et la Mondialisation (CERIM) en Martinique et membre du Centre d'Économie et de Finances Internationales (CEFI) à Aix-en-Provence (CNRS et Université de la Méditerranée).


Pierre Dockès a consacré plusieurs ouvrages ou articles à la question de l’esclavage comme institution économique et sociale, depuis La Libération médiévale (1979) jusqu’à ses contributions aux tables rondes sur les économies esclavagistes et post-esclavagistes organisées, à intervalle régulier, à Fort-de-France (2). Dans son dernier ouvrage  P. Dockès présente l’histoire mondiale du sucre depuis les origines jusqu’à aujourd’hui. Il déborde donc aussi bien dans l’espace que dans le temps le programme que s’était fixé Jean Crusol dans son histoire des Îles à sucre (3). Par ailleurs, comme l’ouvrage de P. Dockès est plus bref, pour une matière plus vaste, que celui de J. Crusol, il est nécessairement plus synthétique et si les exemples concrets ne manquent pas, ils ne sont là qu’à titre d’illustration des modes de production du sucre étudiés par P. Dockès.

Plutôt que de mode de production ou de modèle, P. Dockès préfère parler de « paradigme productif », ce par quoi il entend la « représentation dominante de la façon efficiente de produire, combinant des modalités techniques, économiques et sociales ». Or, à de rares exceptions près, le sucre et l’esclavage ont partie liée. Bien que le sucre soit connu depuis l’Antiquité (sous le nom poétique de « miel de roseau »), sa production dans de grands domaines esclavagistes commence à la fin du premier millénaire de notre ère au Moyen-Orient, avant de s’étendre autour de la Méditerranée au fur et à mesure de l’expansion des empires musulmans. La production démarrera plus tardivement en terre chrétienne, puisqu’il faudra attendre le XIIème siècle et les conquêtes des croisés sur les musulmans. En tout état de cause, que les maîtres soient musulmans ou chrétiens, le mode de culture de la canne, au Moyen Âge, ne varie guère. Outre le recours presque systématique à l’esclavage, on peut noter déjà un tropisme îlien. A partir de la Syrie et de l’Egypte, les musulmans feront essaimer la culture de la canne vers le Maroc et l’Espagne mais aussi vers la Sicile, la Crète et Malte. Quant aux Chrétiens qui auront découvert les plantations de cannes en Palestine, ils l’introduiront, au hasard de leurs conquêtes, à Chypre, Rhodes, en Sicile, aux Baléares.  Les esclaves sont souvent des Africains razziés par les Arabes, cependant d’autres filières existent, comme celles qui alimentent les marchés génois et vénitien à partir des Balkans, du Caucase et jusqu’en Russie.

Le sucre est considéré à cette époque comme une épice particulièrement précieuse, utilisée principalement comme un médicament, le goût sucré étant apporté essentiellement par le miel (d’abeilles). La demande, néanmoins, ne cessant de croître, il faut des terres nouvelles qui sont d’abord trouvées, au XVème siècle, sur les îles de l’océan Atlantique proches des côtes européennes (Açores) ou africaines (Madère, Canaries, Cap-Vert, Fernando Po et Sao Tomé. La culture de la canne traversera ensuite l’Atlantique dans la foulée des Grandes Découvertes et s’implantera aux Antilles puis au Brésil dès le XVIème siècle.

Les XVIIème et surtout XVIIIème siècles connaissent une certaine démocratisation du sucre (apparition des premiers confiseurs), tandis que son usage médicinal commence à régresser. L’introduction en Europe du thé, du café et du cacao s’avèrent de puissants stimulants à la consommation du sucre. Du côté de la production, des innovations techniques font leur apparition. Le moulin à trois rouleaux verticaux qui permet un seul passage des cannes est expérimenté au Brésil dès le début du XVIIème siècle. Les méthodes de raffinage s’améliorent : au début du XVIIIème siècle, on ne distingue pas moins de dix qualités de sucre, depuis le sucre brut ou « mouscouade » jusqu’au sucre le plus raffiné, en passant par diverses variétés de « cassonade ».

La question de savoir si le sort des esclaves des plantations sucrières était ou non pire que celui des ouvriers européens dans les manufactures de la révolution industrielle, fait l’objet de débats. L’avantage de l’esclave sur le prolétaire industriel, si l’on peut ainsi parler, tient à ce qu’il n’a pas la hantise du chômage. Si son sort ne peut guère s’améliorer, du moins ne craint-il point qu’il se détériore encore. Selon P. Dockès le sort des esclaves est cependant le moins enviable, non seulement parce que la journée de travail était bien plus longue (dix-huit heures quotidiennes dans les sucreries selon le père Labat repris par P.D.), non seulement parce que l’esclave ne « s’appartenait » même pas formellement, mais surtout en raison du rapport particulier qu’il entretenait avec la mort : celle à laquelle il a échappé lors de la capture et du transport vers les lieux de production et celle dont il était constamment menacé du fait de la violence du maître. Enfin les femmes esclaves subissaient en plus une oppression sexuelle.

Si le XIXème siècle est celui des abolitions de l’esclavage, il est également marqué par des transformations techniques majeures. Parmi celles-ci on compte d’abord l’apparition des moulins à  vapeur (qui redeviennent horizontaux) et des machines à double effet d’évaporation et de cuisson sous vide. Lorsque la taille des habitations n’était pas suffisante pour justifier de tels investissements, comme aux Antilles françaises, leurs cannes étaient traitées dans des usines centrales. Dans les années 1880 la Martinique comptait ainsi vingt-et-une usines, la Guadeloupe vingt-deux. La plus importante d’entre elles, Darboussier, avait alors une capacité de huit mille tonnes de sucre, à comparer avec une production de seulement cinquante à soixante-quinze tonnes pour les habitations-sucreries avant 1848. La découverte du procédé de fabrication du sucre à partir de la betterave constitue une autre innovation capitale qui a un lien avec la précédente, car elle a poussé les planteurs de cannes à se moderniser.

La fortune des planteurs et des économies sucrières a connu des hauts et des bas, au gré des guerres et des fluctuations de la conjoncture mondiale. Les crises ne sont pas sans conséquence sur la situation des ouvriers de la canne, désormais libres et contraints de se battre pour défendre leur pouvoir d’achat. En Martinique, par exemple, la diminution du salaire à la tâche (correspondant à un nombre précis de pieds attachés) conjuguée à un alourdissement  de la tâche aboutit à la grève générale de février 1900. Ainsi, selon P. Dockès, le nouveau paradigme sucrier qui se met en place après les abolitions continue-t-il à porter en lui les principales tares constitutives du paradigme antérieur.

L’auteur repère la circulation de ce nouveau paradigme en différents lieux, à Cuba au début du siècle dernier, en République Dominicaine et au Brésil (1er producteur mondial) à partir de 1950. La rentabilité de la production n’est assurée qu’au prix d’une exploitation de la main d’œuvre guère moins écrasante que le joug qui pesait sur les esclaves. Ailleurs, là où la main d’œuvre bénéficie de conditions de vie plus décentes, la production ne se maintient, sauf exception, qu’avec l’aide des pouvoirs publics (quotas, prix garantis).

Le cas de l’Asie est un peu différent dans la mesure où le mode de production esclavagiste n’a jamais été dominant sur ce continent dont la contribution à la production mondiale de sucre est, au demeurant, considérable (l’Inde, la Chine et la Thaïlande sont respectivement les 2nd, 3ème et 4ème producteurs mondiaux). En pratique, néanmoins, la situation des producteurs reste foncièrement marquée par l’exploitation. En Inde, par exemple, les petits paysans victimes des usuriers sont souvent contraints d’abandonner leurs terres et viennent grossir la masse des travailleurs sans terre, à la merci des grands propriétaires féodaux ou de « l’agrobusiness » capitaliste (4).

Il paraît difficile, une fois achevée la lecture du livre de P. Dockès, de ne pas être d’accord avec son titre. La production du sucre est trop souvent associée à la violence, à l’oppression, à la misère des travailleurs. Et ce ne sont pas les perspectives du développement de la production liée à l’éthanol qui incitent d’être plus optimiste sur ce plan-là. Une question, cependant, se pose, qui n’est pas abordée par l’auteur. Y a-t-il vraiment une malédiction du sucre, ou bien faut-il chercher ailleurs la cause de la misère de tant de travailleurs du sucre ? Faut-il incriminer le sucre si les saisonniers haïtiens sont surexploités dans les latifundia de la République Dominicaine ? Ou ne faut-il pas plutôt admettre que les travailleurs haïtiens sont des proies faciles pour les planteurs dominicains, parce qu’ils sont obligés de s’expatrier et d’accepter n’importe quel travail (5) ? Par ailleurs beaucoup de paysans misérables produisent d’autres denrées que le sucre. Et à l’inverse, dans certains pays développés, la production du sucre peut s’avérer rentable sans que les conditions de travail et les salaires se dégradent pour autant ; en contrepartie la main d’œuvre y est très peu nombreuse, la production très mécanisée, les rendements très élevés (entre quinze et vingt tonnes de sucre à l’hectare en Australie contre une dizaine de tonnes au Mexique – 5ème producteur mondial – par exemple).
Ainsi le sucre n’est-il pas fatalement associé aux larmes. Simplement, il existe encore sur la planète trop de pays encore sous-développés (même si certains comme le Brésil font partie des « émergents ») où une main d’œuvre surabondante par rapport aux terres disponibles (6) est obligée de se satisfaire de salaires de misère. Il se trouve que ces pays se trouvent tous dans la zone tropicale : Si malédiction du sucre il y a, elle tient donc à la concentration de la production dans les « tristes tropiques ».  

Michel Herland.

(1)    Le Sucre et les larmes – Bref essai d’histoire et de mondialisation, Paris, Descartes & Cie, 2009, 287 p.

(2)    Cf. Fred Célimène et André Legris (dir.), L’Economie de l’esclavage colonial – Enquête et bilan du XVIIe au XIXe siècle. Paris, CNRS Editions, 2002. Et, sous la direction des mêmes, le numéro 41, 7-8/2009 de la revue Economie et Sociétés, série « Histoire de la pensée économique ». D’autres Actes de ces rencontres sont à paraître.

(3)    Cf. notre recension sur mondesfrancophones : « Les Îles à sucre – De la colonisation à la mondialisation, par Jean Crusol ».
http://mondesfrancophones.com/espaces/economies/comptes-rendus/les-iles-a-sucre-de-la-colonisation-a-la-mondialisation-par-jean-crusol/

(4)    La plupart des travailleurs du sucre appartiennent aux couches les plus basses de la société (intouchables, communautés tribales). En outre, l’esclavage pour dette existe toujours en Inde.

(5)    Plusieurs films permettent de se faire une idée assez précise de l’exploitation éhontée de ses « braceros », par exemple Haïti chérie.

(6)    Sachant qu’une grande part de la superficie utile est accaparée par les « latifundios ».