Non que la majorité des langues africaines soient menacées. Certaines d'entre elles gagnent même en importance, tout particulièrement les langues véhiculaires, comme le swahili en Afrique orientale (plus de 100 millions de locuteurs) et le haoussa en Afrique de l'Ouest (40 à 50 millions de locuteurs), mais aussi certaines langues nationales, telle le wolof, au Sénégal, comme le remarque Maarten Mous, professeur de linguistique de l'université de Leyde, aux Pays-Bas.
En réalité, selon le linguiste, l'Afrique est moins menacée que d'autres régions du monde, tout particulièrement l'Amérique latine, par la disparition des langues, notamment parce que l'anglais ou le français des ex-puissances coloniales n'ont pas fait disparaître les langues locales.
D'autres dynamiques sont à l'oeuvre pour menacer des idiomes dans toute l'Afrique. Dans un pays comme l'Ethiopie, l'amharique, qui n'est parlé que par environ 40 % de la population, tend à remplacer certaines langues, notamment dans le sud du pays. L'ongota, par exemple, n'était plus parlé que par huit vieillards lors de la dernière évaluation, en 2007. L'Unesco estime à vingt-sept le nombre des langues sérieusement menacées en Ethiopie.
La disparition de certaines langues accompagne la disparition de modes de vie, la transformation de milieux naturels ou de rapports sociaux. Sont en voie de disparition des langues parlées au sein des castes, comme la caste des forgerons en Afrique de l'Ouest, ou certaines langues utilisées lors d'initiations. La langue appartenant au groupe couchitique des Aasax, des chasseurs-cueilleurs vivant au milieu des Masaï de Tanzanie, s'est éteinte en 1976 lorsque les membres de cette petite ethnie ont abandonné leurs pratiques traditionnelles pour se transformer en pasteurs, adoptant au passage la langue des pasteurs, et s'assimilant donc progressivement aux Masaï.
Nicolas Quint, chercheur au laboratoire Langages, langues et cultures d'Afrique noire (CNRS/Inalco), résume : "A l'échelle mondiale, c'est la scolarisation de masse qui a entraîné l'accélération de la disparition des langues." Le linguiste travaille notamment dans les monts Nouba, au Soudan, où une cinquantaine de langues sont concentrées dans un espace réduit. L'une des langues de cette région qu'il étudie, le koalib, a repris de la force grâce à un véritable plan de "résistance" mis sur pied par un homme hors du commun.
Alors que la culture nouba était très menacée, pendant la seconde guerre civile soudanaise, avec le pouvoir central instaurant dans un contexte de grande violence (viols, tueries, déplacements forcés, etc.) une arabisation aux populations nouba, un chef militaire originaire de cette région, Yusif Kuwa, s'est associé à la rébellion sudiste, l'Armée de libération des peuples du soudan (SPLA), avec le soutien d'Eglises chrétiennes, pour à la fois créer une zone rebelle et développer la culture nouba. L'arabe a été abandonné dans les écoles, remplacé par l'anglais et les langues autochtones.
"Grave pour l'identité"
Depuis, le monde nouba renaît de ses cendres. "Ce qui ne signifie pas que cet exemple soit reproductible, avertit Nicolas Quint, ni qu'il faille impérativement appeler au sauvetage de toutes les langues, puisque ce serait irréaliste. Mais il faut être conscient de la menace. Pour les peuples dont la culture ne passe pas par l'écrit, la perte de la langue est une chose grave pour leur identité."
Sur un continent largement dominé par la culture orale, les langues sont aussi des réservoirs d'informations sur l'histoire du peuplement. Par exemple, des Kikuyu du Kenya et des Rwandais parlant le kinyarwanda peuvent se comprendre, et ont même en commun une façon particulière de prononcer les "l" et les "r". Cela signale qu'à un moment, des hommes ont partagé un espace commun avant de se séparer.
L'histoire de populations parlant les langues du groupe bantou a pu être reconstituée en partant de leur berceau initial, situé entre le Cameroun et le Nigeria. L'hypothèse de l'existence de ce groupe avait été formée dès 1862. Un siècle plus tard, le linguiste Joseph Greenberg établissait une théorie sur les migrations ayant permis à ces peuples d'essaimer vers l'Afrique orientale et australe, conquises en deux millénaires seulement. Par un système de comparaison, les linguistes ont calculé les transformations des langues, construisant des machines à remonter le temps de l'évolution linguistique assez théoriques, mais confortées depuis par d'autres types de données, notamment génétiques.
L'indice ne trompe pas : il reste tellement à apprendre au sujet des langues africaines que l'évaluation de leur nombre exact ne fait pas l'unanimité. Mille quatre cents peut-être, 2 000 sans doute. Et selon les linguistes, 10 % des langues du continent pourraient s'éteindre au cours du prochain siècle. Au moins 300 langues africaines ont moins de 10 000 locuteurs, seuil où une langue commence à être en danger. La moitié environ est déjà sérieusement condamnée, ou en passe de le devenir.
La rapidité et l'intensité des migrations de "bantouphones", observable dans le fait que des structures, mais aussi des mots de vocabulaire, se retrouvent à l'identique, séparés par des milliers de kilomètres ("mafuta" signifie huile, ou graisse, aussi bien en zoulou d'Afrique du Sud qu'en swahili de Tanzanie, par exemple).
Aujourd'hui, selon Clare Janaki Holden, anthropologue à University College à Londres, il existe environ 450 langues bantoues. On trouve leurs locuteurs depuis le Gabon jusqu'aux Comores, notamment. Le zoulou, comme le khosa, en Afrique du Sud, ont intégré certaines caractéristiques des langues qu'ils chassaient, appartenant au groupe khoisan, notamment à travers l'usage de clicks. Ce sont ces langues khoisan qui sont particulièrement menacées, les locuteurs préférant adopter les langues dominantes de la région. C'est le cas par exemple au Botswana, où le setswana les menace d'extinction.