Le 5 février, l'Unesco organisait une rencontre à Paris sur un thème à l'intitulé prudent et passe-partout : "Mémoire et universalité, de nouveaux enjeux pour les musées." Mais le sujet, sur lequel les participants étaient conviés à débattre, était loin d'être académique : les musées doivent-ils restituer les oeuvres aux pays où elles ont été créées, ces derniers les considérant comme des éléments constitutifs de leur identité ?
L'actualité est en effet brûlante. Des pièces antiques appartenant au Musée Getty, de Los Angeles, sont réclamées par l'Italie. Le retour des frises du Parthénon, que l'on peut admirer au British Museum de Londres, est un vieux cheval de bataille de la Grèce. Plusieurs pièces précolombiennes sont revendiquées par les pays sud-américains. Et nombre de pays africains estiment que leur patrimoine, disséminé dans des musées du monde entier, doit retourner chez eux.
Sur le podium de l'Unesco se trouvaient des responsables de musées occidentaux, riches en pièces "venues d'ailleurs" : Henri Loyrette, du Louvre, Neil MacGregor, du British Museum, Mikhaïl Piotrovsky, pour l'Ermitage de Saint-Pétersbourg, Richard West, du Musée des American Indian de Washington. Il y avait aussi des universitaires (le Guatémaltèque Juan Antonio Valdés et le Français Krzystof Pomian), la représentante du comité de déontologie de l'ICOM, le Conseil international des musées (l'Australienne Bernice Murphy) et le directeur de l'Ecole du patrimoine africain à Porto-Novo, au Bénin (Alain Godonou).
Les échanges se sont bornés à des généralités pertinentes. Chaque invité dans son rôle. L'Europe parlant d'universalité, l'Australie de technologies nouvelles à mettre au service des peuples - les oeuvres chez nous, leur représentation virtuelle dans les "pays sources" -, les Etats-Unis d'espace civique, l'Amérique latine de rééquilibrage des échanges Nord-Sud et l'Afrique - la plus pugnace - en posture d'éternelle victime.
Tout était juste, rien n'était dit. Au point de se perdre dans les différentes demandes de restitution. Car ces dernières, de registre très différent, appellent des solutions diverses. Il y a d'abord le pillage archéologique récent et avéré. Le Musée Getty s'est mis dans une mauvaise situation en refusant la restitution à l'Italie de plusieurs oeuvres pillées - dont une statue d'Aphrodite en marbre et un bronze, l'Athlète triomphant - dont le parcours clandestin a été parfaitement reconstitué.
Autre cas de figure : la pièce revendiquée a quitté le pays source depuis longtemps et "légalement", faisant désormais partie du patrimoine de son nouveau propriétaire. Le cas le plus célèbre - et le plus conflictuel - est celui des frises du Parthénon, au British Museum. Elles ont été enlevées en 1801 par Lord Elgin sur les ruines de l'Acropole d'Athènes. Le Britannique disposait d'un firman (une autorisation officielle) du sultan turc (l'autorité légale à l'époque) pour entreprendre ce dépeçage. Le gouvernement grec conteste ce point et réclame avec obstination ce qu'il considère comme étant un élément central de son identité culturelle.
La plupart des musées occidentaux gardent un silence prudent sur ce cas d'école. Leurs salles sont en effet garnies d'oeuvres qui ont souvent une histoire similaire : la Vénus de Milo ou la Victoire de Samothrace, sculptures acquises par la France et conservées au Louvre, ou le temple de Pergame (aujourd'hui Bergama, en Turquie), démonté par les archéologues allemands et remonté à Berlin. Et la Grèce, plus que jamais, fait du retour au pays de son patrimoine antique une priorité. Son refus de prêter au Louvre, sous prétexte de fragilité, une statue qui devait constituer un des fleurons d'une exposition consacrée au sculpteur Praxitèle, à partir du 23 mars, n'est-elle pas une manifestation de sa mauvaise humeur ?
D'autres pays se montrent également offensifs. La Colombie, l'Equateur, le Pérou interviennent de plus en plus fréquemment dans les capitales occidentales, lors de ventes aux enchères, pour réclamer des pièces qui seraient sorties illégalement de leurs pays. Si un objet "exfiltré" au XIXe siècle par des huaqueros (pilleurs de tombes) ne pose pas trop de problème, il devient "brûlant" dès qu'on se rapproche de la période contemporaine. Quelle est la date "limite" au-delà de laquelle une restitution est exigible : 1970 - date de la signature de la convention de l'Unesco qui codifie la circulation et la protection des objets d'art, mais n'est pas rétroactive - ou celle des lois locales, souvent plus précoces, mais peu respectées et rarement reconnues sur le plan international ?
COLONISATION ET PERTE DE MÉMOIRE
Pour l'Afrique, le problème est encore plus complexe. Le continent, constatent beaucoup de spécialistes africains, a été soumis à la traite négrière, puis colonisé. Il a, de ce fait, perdu l'essentiel de son patrimoine. Cette privation équivaut à une perte de mémoire. Si le drame atroce de la traite qui a vu la déportation de millions d'africains a peu touché son patriomoine matériel, la période de colonisation a largement coïncidé avec l'évaporation de ce patrimoine. Qu'il soit détruit, pillé ou vendu.
Un grand nombre de sculptures, après être passées entre les mains de collectionneurs privés (et d'abord celles des artistes, Picasso, Matisse ou Derain), se retrouvent aujourd'hui dans les musées occidentaux, notamment celui du Quai Branly, en France. Certains militent pour une restitution. Mais à qui rendre ces objets qui font aussi partie du patrimoine mondial et qui doivent donc être conservés, étudiés et exposés dans de bonnes conditions ? Les colonisateurs avaient créé sur place des musées - celui de Dakar, par exemple, l'un des plus prestigieux de l'ouest africain. Aujourd'hui, ces établissements, peu fréquentés, font peine à voir. Leurs collections se sont autodétruites faute de soins et de crédits. Elles ont également été vendues par des conservateurs indélicats ou jamais payés par les divers gouvernements africains pour lesquels un musée n'est pas une priorité. Faut-il inventer, pour le continent africain, un autre système que celui des musées pour préserver son patrimoine ? Peut-être. Mais lequel ?
Le travail que fait Alain Godonou à Porto-Novo est essentiel. Pour la première fois, une institution africaine, indépendante des pouvoirs en place, forme des professionnels, donne des expertises, entreprend des actions de sensibilisation à ce patrimoine. Il faut avouer cependant que le processus n'en est qu'à ses débuts. Doit-on, dès aujourd'hui, prendre le risque de restituer des objets susceptibles de disparaître ou de reprendre le chemin du marché ? Encore une question sans réponse. Et qui n'a pas été posée à l'Unesco.
Emmanuel de Roux