Michel Herland est professeur de sciences économiques à l’Université des Antilles et de la Guyane, Martinique, Antilles françaises (depuis 1997). Il est directeur adjoint du Centre de Recherches sur l'Insularité et la Mondialisation (CERIM) en Martinique et membre du Centre d'Économie et de Finances Internationales (CEFI) à Aix-en-Provence (CNRS et Université de la Méditerranée).
Pierre Dockès a consacré plusieurs ouvrages ou articles à la question de l’esclavage comme institution économique et sociale, depuis La Libération médiévale (1979) jusqu’à ses contributions aux tables rondes sur les économies esclavagistes et post-esclavagistes organisées, à intervalle régulier, à Fort-de-France (2). Dans son dernier ouvrage P. Dockès présente l’histoire mondiale du sucre depuis les origines jusqu’à aujourd’hui. Il déborde donc aussi bien dans l’espace que dans le temps le programme que s’était fixé Jean Crusol dans son histoire des Îles à sucre (3). Par ailleurs, comme l’ouvrage de P. Dockès est plus bref, pour une matière plus vaste, que celui de J. Crusol, il est nécessairement plus synthétique et si les exemples concrets ne manquent pas, ils ne sont là qu’à titre d’illustration des modes de production du sucre étudiés par P. Dockès.
Plutôt que de mode de production ou de modèle, P. Dockès préfère parler de « paradigme productif », ce par quoi il entend la « représentation dominante de la façon efficiente de produire, combinant des modalités techniques, économiques et sociales ». Or, à de rares exceptions près, le sucre et l’esclavage ont partie liée. Bien que le sucre soit connu depuis l’Antiquité (sous le nom poétique de « miel de roseau »), sa production dans de grands domaines esclavagistes commence à la fin du premier millénaire de notre ère au Moyen-Orient, avant de s’étendre autour de la Méditerranée au fur et à mesure de l’expansion des empires musulmans. La production démarrera plus tardivement en terre chrétienne, puisqu’il faudra attendre le XIIème siècle et les conquêtes des croisés sur les musulmans. En tout état de cause, que les maîtres soient musulmans ou chrétiens, le mode de culture de la canne, au Moyen Âge, ne varie guère. Outre le recours presque systématique à l’esclavage, on peut noter déjà un tropisme îlien. A partir de la Syrie et de l’Egypte, les musulmans feront essaimer la culture de la canne vers le Maroc et l’Espagne mais aussi vers la Sicile, la Crète et Malte. Quant aux Chrétiens qui auront découvert les plantations de cannes en Palestine, ils l’introduiront, au hasard de leurs conquêtes, à Chypre, Rhodes, en Sicile, aux Baléares. Les esclaves sont souvent des Africains razziés par les Arabes, cependant d’autres filières existent, comme celles qui alimentent les marchés génois et vénitien à partir des Balkans, du Caucase et jusqu’en Russie.
Le sucre est considéré à cette époque comme une épice particulièrement précieuse, utilisée principalement comme un médicament, le goût sucré étant apporté essentiellement par le miel (d’abeilles). La demande, néanmoins, ne cessant de croître, il faut des terres nouvelles qui sont d’abord trouvées, au XVème siècle, sur les îles de l’océan Atlantique proches des côtes européennes (Açores) ou africaines (Madère, Canaries, Cap-Vert, Fernando Po et Sao Tomé. La culture de la canne traversera ensuite l’Atlantique dans la foulée des Grandes Découvertes et s’implantera aux Antilles puis au Brésil dès le XVIème siècle.
Les XVIIème et surtout XVIIIème siècles connaissent une certaine démocratisation du sucre (apparition des premiers confiseurs), tandis que son usage médicinal commence à régresser. L’introduction en Europe du thé, du café et du cacao s’avèrent de puissants stimulants à la consommation du sucre. Du côté de la production, des innovations techniques font leur apparition. Le moulin à trois rouleaux verticaux qui permet un seul passage des cannes est expérimenté au Brésil dès le début du XVIIème siècle. Les méthodes de raffinage s’améliorent : au début du XVIIIème siècle, on ne distingue pas moins de dix qualités de sucre, depuis le sucre brut ou « mouscouade » jusqu’au sucre le plus raffiné, en passant par diverses variétés de « cassonade ».
La question de savoir si le sort des esclaves des plantations sucrières était ou non pire que celui des ouvriers européens dans les manufactures de la révolution industrielle, fait l’objet de débats. L’avantage de l’esclave sur le prolétaire industriel, si l’on peut ainsi parler, tient à ce qu’il n’a pas la hantise du chômage. Si son sort ne peut guère s’améliorer, du moins ne craint-il point qu’il se détériore encore. Selon P. Dockès le sort des esclaves est cependant le moins enviable, non seulement parce que la journée de travail était bien plus longue (dix-huit heures quotidiennes dans les sucreries selon le père Labat repris par P.D.), non seulement parce que l’esclave ne « s’appartenait » même pas formellement, mais surtout en raison du rapport particulier qu’il entretenait avec la mort : celle à laquelle il a échappé lors de la capture et du transport vers les lieux de production et celle dont il était constamment menacé du fait de la violence du maître. Enfin les femmes esclaves subissaient en plus une oppression sexuelle.
Si le XIXème siècle est celui des abolitions de l’esclavage, il est également marqué par des transformations techniques majeures. Parmi celles-ci on compte d’abord l’apparition des moulins à vapeur (qui redeviennent horizontaux) et des machines à double effet d’évaporation et de cuisson sous vide. Lorsque la taille des habitations n’était pas suffisante pour justifier de tels investissements, comme aux Antilles françaises, leurs cannes étaient traitées dans des usines centrales. Dans les années 1880 la Martinique comptait ainsi vingt-et-une usines, la Guadeloupe vingt-deux. La plus importante d’entre elles, Darboussier, avait alors une capacité de huit mille tonnes de sucre, à comparer avec une production de seulement cinquante à soixante-quinze tonnes pour les habitations-sucreries avant 1848. La découverte du procédé de fabrication du sucre à partir de la betterave constitue une autre innovation capitale qui a un lien avec la précédente, car elle a poussé les planteurs de cannes à se moderniser.
La fortune des planteurs et des économies sucrières a connu des hauts et des bas, au gré des guerres et des fluctuations de la conjoncture mondiale. Les crises ne sont pas sans conséquence sur la situation des ouvriers de la canne, désormais libres et contraints de se battre pour défendre leur pouvoir d’achat. En Martinique, par exemple, la diminution du salaire à la tâche (correspondant à un nombre précis de pieds attachés) conjuguée à un alourdissement de la tâche aboutit à la grève générale de février 1900. Ainsi, selon P. Dockès, le nouveau paradigme sucrier qui se met en place après les abolitions continue-t-il à porter en lui les principales tares constitutives du paradigme antérieur.
L’auteur repère la circulation de ce nouveau paradigme en différents lieux, à Cuba au début du siècle dernier, en République Dominicaine et au Brésil (1er producteur mondial) à partir de 1950. La rentabilité de la production n’est assurée qu’au prix d’une exploitation de la main d’œuvre guère moins écrasante que le joug qui pesait sur les esclaves. Ailleurs, là où la main d’œuvre bénéficie de conditions de vie plus décentes, la production ne se maintient, sauf exception, qu’avec l’aide des pouvoirs publics (quotas, prix garantis).
Le cas de l’Asie est un peu différent dans la mesure où le mode de production esclavagiste n’a jamais été dominant sur ce continent dont la contribution à la production mondiale de sucre est, au demeurant, considérable (l’Inde, la Chine et la Thaïlande sont respectivement les 2nd, 3ème et 4ème producteurs mondiaux). En pratique, néanmoins, la situation des producteurs reste foncièrement marquée par l’exploitation. En Inde, par exemple, les petits paysans victimes des usuriers sont souvent contraints d’abandonner leurs terres et viennent grossir la masse des travailleurs sans terre, à la merci des grands propriétaires féodaux ou de « l’agrobusiness » capitaliste (4).
Il paraît difficile, une fois achevée la lecture du livre de P. Dockès, de ne pas être d’accord avec son titre. La production du sucre est trop souvent associée à la violence, à l’oppression, à la misère des travailleurs. Et ce ne sont pas les perspectives du développement de la production liée à l’éthanol qui incitent d’être plus optimiste sur ce plan-là. Une question, cependant, se pose, qui n’est pas abordée par l’auteur. Y a-t-il vraiment une malédiction du sucre, ou bien faut-il chercher ailleurs la cause de la misère de tant de travailleurs du sucre ? Faut-il incriminer le sucre si les saisonniers haïtiens sont surexploités dans les latifundia de la République Dominicaine ? Ou ne faut-il pas plutôt admettre que les travailleurs haïtiens sont des proies faciles pour les planteurs dominicains, parce qu’ils sont obligés de s’expatrier et d’accepter n’importe quel travail (5) ? Par ailleurs beaucoup de paysans misérables produisent d’autres denrées que le sucre. Et à l’inverse, dans certains pays développés, la production du sucre peut s’avérer rentable sans que les conditions de travail et les salaires se dégradent pour autant ; en contrepartie la main d’œuvre y est très peu nombreuse, la production très mécanisée, les rendements très élevés (entre quinze et vingt tonnes de sucre à l’hectare en Australie contre une dizaine de tonnes au Mexique – 5ème producteur mondial – par exemple).
Ainsi le sucre n’est-il pas fatalement associé aux larmes. Simplement, il existe encore sur la planète trop de pays encore sous-développés (même si certains comme le Brésil font partie des « émergents ») où une main d’œuvre surabondante par rapport aux terres disponibles (6) est obligée de se satisfaire de salaires de misère. Il se trouve que ces pays se trouvent tous dans la zone tropicale : Si malédiction du sucre il y a, elle tient donc à la concentration de la production dans les « tristes tropiques ».
Michel Herland.
(1) Le Sucre et les larmes – Bref essai d’histoire et de mondialisation, Paris, Descartes & Cie, 2009, 287 p.
(2) Cf. Fred Célimène et André Legris (dir.), L’Economie de l’esclavage colonial – Enquête et bilan du XVIIe au XIXe siècle. Paris, CNRS Editions, 2002. Et, sous la direction des mêmes, le numéro 41, 7-8/2009 de la revue Economie et Sociétés, série « Histoire de la pensée économique ». D’autres Actes de ces rencontres sont à paraître.
(3) Cf. notre recension sur mondesfrancophones : « Les Îles à sucre – De la colonisation à la mondialisation, par Jean Crusol ».
http://mondesfrancophones.com/espaces/economies/comptes-rendus/les-iles-a-sucre-de-la-colonisation-a-la-mondialisation-par-jean-crusol/
(4) La plupart des travailleurs du sucre appartiennent aux couches les plus basses de la société (intouchables, communautés tribales). En outre, l’esclavage pour dette existe toujours en Inde.
(5) Plusieurs films permettent de se faire une idée assez précise de l’exploitation éhontée de ses « braceros », par exemple Haïti chérie.
(6) Sachant qu’une grande part de la superficie utile est accaparée par les « latifundios ».