vendredi, janvier 14, 2011

Marseille, un port négrier pas comme les autres


Quand on parle de la traite des noirs, « on songe à Nantes, Bordeaux, Liverpool. Marseille n’est en général pas associée à cet espace atlantique, mais à la Méditerranée, au Levant ». Historien à l’université Aix-Marseille, Gilbert Buti en sait quelque chose, lui qui est spécialisé dans l’étude de l’économie maritime et des sociétés littorales de Méditerranée. C’est au détour de documents que sa curiosité s’est éveillée et qu’il « a remis l’ouvrage sur le métier » d’un sujet de recherche défriché par son maître Charles Carrière. Un travail quasi-inédit, et surtout peu présent dans la mémoire de la ville, dont il présentait les résultats dans le cadre du cycle de conférences « Marseille la Méditerranéenne ».
Accélération à la fin du XVIIIe siècle
Malgré une « documentation éclatée, fragmentaire, diverse », les grandes lignes sont claires : avec environ 120 expéditions négrières au XVIIIe siècle, « Marseille est très loin derrière Nantes », qui dépasse le millier, mais surtout ce trafic connaît « une accélération soudaine et brutale au milieu du siècle ». Avant cela, la cité phocéenne ne connaissait que « quelques expéditions épisodiques » . Et ce malgré les efforts du pouvoir central, qui se dit que« vraiment, le commerce de Guinée (d’où la plupart des esclaves étaient arrachés, ndlr) n’est pas du goût de cette ville ».
« Pourquoi ce peu d’intérêt ? », s’interroge-t-il. Plusieurs explications sont généralement avancées, plus ou moins convaincantes selon lui (de la situation géographique de la ville à une supposée « incompétence des Provençaux qui seraient de piètres marins et une absence de produits pour répondre à la demande des comptoirs africains »). Il retient surtout « des raisons commerciales et financières » : les Marseillais sont habitués au commerce avec le Proche-Orient, l’Italie, où l’on récupère sa mise au bout de 6 mois à un an. « Or, avec la traite négrière, les capitaux sont immobilisés pendant 2 ou 3 ans voire plus », note-t-il.
« Barbares que nous sommes ! »
Simple affaire économique, diront ceux qui espéraient une opposition humaniste de Marseille la cosmopolite ? Gilbert Buti a tout de même trouvé quelques signes de résistance. « L’homme n’est ni une chose, ni une marchandise propre à devenir la matière d’une assurance maritime », proclamait en 1773 le juriste Blathazard-Marie Emerigon, alors qu’un négociant cherchait à se faire indemniser après que sa « cargaison » a fait naufrage. Bien que cette disposition soit pourtant prévue par le tristement célèbre Code noir de Colbert, il estimait que « c’est se dégrader soi-même en dégradant la nature humaine ».
Quatre ans plus tard, le prix de l’Académie de Marseille, qui compte pourtant nombre de négociants et planteurs, récompense un discours violemment anti-esclavagiste signé André Liquier : « Barbares que nous sommes ! Nous combinons de sang-froid l’achat et l’esclavage de nos semblables et nous osons parler encore d’humanité et de vertu !Nous ventons les miracles que notre industrie opère pour l’utilité et l’agrément de la vie ; et c’est au prix de 60 000 infortunés que nous arrachons à l’Afrique, comme de vils troupeaux, dont une moitié périt de désespoir avant d’arriver en Amérique et l’autre y trouve une mort prématurée dans l’excès des travaux et des tortures. »
Curé obligé de marier et testaments interdits
Rebelote dix ans plus tard avec Bérenger, qui dans ses Soirées Provençales se demande« quand cesserons-nous d’insulter la nature » et quand les lois « cesseront-elles d’être complices, par leur silence, de nos passions cupides et de nos abominables préjugés ? » Plus étonnant, Gilbert Buti rapporte qu’« en 1778, le Parlement de Provence oblige le curé de Saint-Ferréol à célébrer un mariage entre deux noirs ». Il note également une « plus importante intégration des gens de couleur qu’a Bordeaux ou Nantes » et que l’on « passe outre le refus de certaines dispositions par le pouvoir royal comme des testament qui donnent la liberté à un esclave ou à sa descendance »
Des informations qui intéressent tout particulièrement le collectif Paca pour la mémoire de l’esclavage, dont le président Jean-Marc Ega assistait à la conférence. « Cela nous permettra d’étoffer notre travail. Cette notion de résistance peut permettre, tout en parlant de la même chose, de rassembler plus que de diviser. C’est une très bonne porte d’entrée, et ce que nous disons aussi au sein du collectif c’est justement que l’on parle très peu des différentes résistances à la traite », se félicite-t-il.
Appel marchand
Mais Gilbert Buti est cependant sceptique sur l’« opposition de principe » presque naturelle qu’aurait, selon le grand historien de Marseille Gaston Rambert, ses habitants à la traite négrière, notamment à cause des nombreux marins locaux capturés et transformés en esclaves en Méditerranée… Pour lui, malgré cette « mémoire de l’esclavitude », les choses sont plus complexes : il a ainsi retrouvé le flamboyant André Liquier associé en 1788 dans une compagnie qui a livré plus de 300 esclaves à Saint-Domingue…
Et il y a tout de même ce boom de la traite dans la décennie 1783-1793 (neuf navires par an contre un tous les trois ans jusque là). Une accélération de ce « commerce honteux » que l’historien attribue à l’augmentation des primes de l’Etat pour chaque noir débarqué mais surtout« aux baisses des profits des négociants avec le commerce du Levant, pilier séculaire du port de Marseille, et à l’essoufflement de l’économie de plantation des Antilles. La traite est une activité de compensation de ce manque à gagner ». Et au XIXe siècle, en dépit des abolitions successives, certains marseillais continueront la traite en douce. Bref, « l’appel marchand a été plus fort que la raison ».


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