« La France est secouée ces derniers temps par des débats, des déclarations, des lois qui, loin de la grandir, nous montrent finalement le visage d’un pays adepte de la langue de bois lorsqu’il s’agit d’affronter sa part sombre de l’Histoire… » Écrit mon ami Alain Mabanckou le 12 décembre 2005, dans un article en ligne de son Blog, intitulé : « Peut-on vraiment défendre la colonisation comme l’a fait le Parlement français ? »
Par Alain Brezault
Ce à quoi, parmi les nombreuses réponses suscitées par cet article passionnant, un autre ami, écrivain lui aussi de grand talent, Sami Tchak, répond : « L’histoire a toujours été orientée et ce sont les intellectuels et historiens qui la font en étant des esprits d’une époque, d’un contexte. A aucun moment, elle n’a été neutre, il a fallu donner une certaine lecture de la monarchie pour justifier l’avènement de la République, et les Ki-Zerbo se sont déjà battus contre une certaine histoire DE L’Afrique, en proposant la leur, elle aussi orientée d’une certaine façon. La "victime" n’est pas plus objective que le "bourreau", ils n’ont tout simplement pas les mêmes intérêts à un moment donné. Ce qui choque ici, ce n’est pas le caractère subjectif ou orienté de l’Histoire, c’est l’institutionnalisation de cette subjectivité. »
C’est pour tenter d’éclairer d’éventuels jeunes lecteurs, plus ou moins bien documentés sur cette époque tragique, que je trouve nécessaire de procéder à un bref survol de ce qu’a été, au plan de l’écriture, le rôle de certains écrivains de la métropole dans la façon dont l’idéologie coloniale s’est infiltrée insidieusement dans les cerveaux durant plus d’un siècle. Comment peut-elle encore perdurer chez quelques politiciens nostalgiques d’une France dont la grandeur ne réside certainement pas dans ce passé trop longtemps occulté, voire mutilé, par nos manuels d’histoire et malgré tous les témoignages qui devraient imposer une analyse objective des faits ? Enfin, quel a été le rôle des écrivains africains contemporains pour faire remonter à la surface tous les non-dits et les mensonges qui empoisonnent actuellement les relations entre les communautés d’une France qui se voudrait multiculturelle et donc respectueuse du passé et des valeurs de chacune de ses composantes ?
La Conférence de Berlin (1885), vit les puissances occidentales négocier entre elles le scandaleux partage de l’Afrique afin de mieux en exploiter les richesses au mépris absolu des peuples et des civilisations du continent. Pour des raisons de propagande, des écrivains aux ordres, défenseurs acharnés de l’idéologie coloniale, s’attelèrent alors à la tâche de relater ce qui était censé se passer dans les colonies en mettant en scène la vie quotidienne des Blancs expatriés accomplissant leurs devoirs civilisateurs au service de la patrie, dans « l’enfer équatorial » et parmi une sous-population « indigène » décrite comme « apathique et fourbe ».
« Pourquoi des colonies ? », demandait Jules Ferry dans un discours prononcé le 28 juillet 1885 à l’Assemblée nationale, quelques mois après la Conférence de Berlin. La réponse était sans ambiguïté : « La question coloniale, c'est pour les pays voués par la nature même de leur industrie à une grande exportation, comme la nôtre, la question même des débouchés… Il y a un second point que je dois aborder : c'est le côté civilisateur de la question. Les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures. Je dis qu'il y a pour elles un droit parce qu'il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures… ».
Les petits écoliers de la IIIe République pourront ainsi lire dans le Tour de France par deux enfants, d’Augustine Fouillée, publié sous le pseudonyme de G. Bruno, que dans la hiérarchie des races de l’espèce humaine, la blanche est la « plus parfaite ». Véritable best-seller, ce livre, dont la première édition date de 1877, fut vendu à des millions d’exemplaires. A la même époque, L’Afrique, choix de lectures de géographie, un recueil de plus de 900 pages publié aux Editions Belin Frères sous la direction du professeur Lanier, agrégé de l’Université, était recommandé par le ministère de l’Instruction publique et la ville de Paris pour les distributions de prix et pour les bibliothèques scolaires et populaires. La 7e édition proposait en 1893 aux lycéens et écoliers de France un choix de textes relatant les exploits exotiques des militaires et des explorateurs à la glorieuse conquête du continent africain. Le point culminant de la bêtise suffisante était atteint dans l’extrait suivant, dû à la plume d’un certain Girard de Rialle qui avait commis un livre intitulé « Les Peuples de l’Afrique et de l’Amérique », publié aux éditions Germer-Baillère en 1880 : « Le nègre, peut-on lire sous sa plume, est un grand enfant, tout à l’impression du moment et absolument esclave de ses passions. (…) Le nègre n’a qu’une prévoyance très restreinte : il est l’homme du moment ; le passé ne laisse pas de trace profonde dans sa mémoire, et l’avenir ne le préoccupe point ; aussi n’a-t-il ni histoire, ni chronologie, il ne connaît même jamais exactement son âge. (…) La légèreté, la paresse, la superstition du nègre sont à coup sûr les causes de l’arrêt subi par lui dans l’évolution sociale. (…) C’est pourquoi le nègre est en général si peu fait pour la liberté… »
La plupart des missionnaires tenaient eux aussi, avec la bénédiction du Pape Léon XIII, des propos semblables concernant les populations qu’ils avaient la charge de convertir et de « civiliser ». Par exemple, le Révérend Père Gorgu, un missionnaire parmi tant d’autre, écrivait à propos de ses ouailles : « Chez ces peuples, les mœurs atteignent les derniers degrés de la corruption : ils ne considèrent la vie que comme un moyen d’assouvir leurs appétits, leurs instincts les plus grossiers. Et le missionnaire aura pour tâche de faire jaillir une étincelle de cette fange et de faire comprendre à ces natures retombées au niveau de la brute sans raison les beautés tout immatérielles de la pureté et des autres vertus chrétiennes. » (in « La Côte d’Ivoire chrétienne », 1912).
L’école chrétienne va alors devenir le pôle stratégique de tout l’enjeu missionnaire. L’effort de la mission se focalisera avant tout sur l’éducation religieuse enseignée à une sélection d’enfants noirs qu’il s’agit d’arracher à la sauvagerie de leurs parents, afin que les meilleurs d’entre eux puissent ensuite aller porter la bonne parole de Dieu et des nations conquérantes dans les villages au cœur de la brousse (1).
Rappelons que le Pape Léon XIII, en zélé propagandiste de la foi chrétienne, s’était grandement réjoui que les missionnaires belges puissent accomplir leur tâche sous la protection de « leur très religieux prince », Léopold II, tout en feignant d’ignorer les rumeurs de plus en plus alarmistes qui couraient au sujet d’atrocités subies par les populations soumises aux caprices mégalomaniaques de leur maître (2).
Les crimes contre l’humanité qui eurent lieu au Congo furent pourtant violemment dénoncés à l’époque et firent l’objet d’une grande campagne de presse dans laquelle de nombreux intellectuels, à l’image de l’écrivain américain Mark Twain (1835-1910), stigmatisèrent les atrocités commises là-bas. Cette dénonciation sans appel déclencha même de très nombreux mouvements de protestation aux Etats-Unis et en Europe. En Angleterre, le secrétaire d’Etat au Foreign Office, sir Edward Grey alla même jusqu’à déclarer officiellement le 23 décembre 1908 : « Depuis au moins trente ans, aucun problème de politique extérieure n’a remué le pays avec une telle force et une telle véhémence ».
Un exotisme à la portée de toutes les inconsciences
L’imaginaire européen fut ainsi nourri par toute une littérature aux relents d’exotisme mettant en scène d’« héroïques aventuriers » qui se heurtaient à la « sauvagerie et à l’animalité » des populations autochtones, espèces de sous-hommes qu’il fallait arracher à la noire barbarie ancestrale afin de leur faire goûter les bienfaits de la blanche civilisation européenne.
Cette littérature, dont le succès ne s’est pas démenti durant un bon demi-siècle, confortait l’idéologie coloniale ; elle recourait aux clichés les plus éculés du populisme racoleur, pour décrire des situations romanesques qui n’étaient que des transpositions de ce dont le public européen se montrait friand à l’époque : déchéance sociale, cocufiage, alcoolisme mondain, héroïsme, lâcheté, bref, tous les stéréotypes de la société métropolitaine transposés sur fond tropical, avec main-d’œuvre africaine à bon marché pour justifier la présence des maîtres.
Parmi cette production pléthorique, citons deux romans exemplaires du préjugé culturel et de l'approche exotique : Le roman d'un spahi (1881) de Pierre Loti et Terre de soleil et de sommeil (1906) d'Ernest Psichari. Le personnage principal du roman de Loti est français, mais sa femme et ses comparses sont des Noirs qui agissent de façon négative sur le destin du héros. Le réalisme apparent est sans cesse contredit par les clichés habituels, notamment sur l’impossibilité d’échapper aux feux infernaux du soleil africain qui transforme tous les personnages en pitoyables zombies. Psichari, dans son roman bourré de contradictions, n’hésite pas à assimiler certains Africains aux derniers représentants d'une « humanité des origines » confrontés à la décadence de la civilisation européenne. En réalité, Loti et Psichari se servent du décor de l’Afrique comme pour mieux exorciser leur propre subjectivité d’écrivains attirés par les mythes faussement romantiques dont on affuble ce continent afin d’idéaliser l’aventure coloniale.
Les deux frères Marius et Ary Leblond se bâtirent à la Réunion, puis en métropole, une certaine renommée littéraire. Ils obtinrent même le prix Goncourt en 1909 pour un roman, « En France », qui évoquait le déracinement et les errances de jeunes créoles réunionnais transplantés à Paris pour étudier à la Sorbonne. Dans « La Sarabande » (1904), réédité en 1934 sous le titre « La Kermesse noire, roman d'une élection aux colonies », les auteurs évoquent, sans d’ailleurs dénoncer cette situation, comment des hommes de main payés par les notables locaux, prompts aux insultes et aux coups, forcent la population à voter pour le candidat de leur choix. « Le Miracle de la race » (1914) s’intéresse aux malheurs d’Alexis Balzamet, un jeune orphelin réunionnais d'excellente famille blanche, que l'avarice de ses tantes contraint à quitter la pension bourgeoise où il étudiait, pour fréquenter l'école des Frères, sur les mêmes bancs que les enfants noirs nécessiteux. Mais, grâce au « miracle de la race », le jeune parvient à faire reconnaître ses qualités naturelles : il entre au Service des Ponts et Chaussées et s'engage patriotiquement dans le corps expéditionnaire lancé à la conquête de Madagascar en 1895.
Henry de Monfreid (1879-1974) est à classer dans la catégorie des « écrivains aventuriers » qui ont contribué à populariser le mythe de l’exotisme colonial. Sur les conseils de Joseph Kessel, il rédige ses premiers récits de voyages et des romans pittoresques dont la publication obtient un succès foudroyant : Les secrets de la mer Rouge, Pilleurs d'épaves, La Croisière du haschich… Mais quelques années avant la seconde guerre mondiale, dans les journaux de l'époque, on suivra avec un certain effarement les tribulations de cet intrigant sans scrupule qui essayera de justifier les conquêtes coloniales de l’Italie mussolinienne en Abyssinie…
Un vent de remise en cause
L’aventure coloniale inspira aussi en France quelques rares textes critiques. Publié en 1822, Ourika, de Mme de Duras est une œuvre romantique peu connue qui fut certainement le premier roman dénonçant les préjugés racistes d’une époque, encore peu concernée par la colonisation du continent africain, et dans lequel l’auteur se fit le porte-parole de la cause méprisée des Noirs. L’héroïne, Ourika, amenée toute petite de l'Afrique à Paris, a été élevée dans un milieu cultivé et aucun signe ne la distinguerait d'une jeune parisienne de la « bonne société », si ce n'était sa couleur de peau. Elle se comporte en jeune aristocrate et rien, dans ses manières, ne rappelle ses origines africaines. Elle va pourtant sombrer dans la déchéance en étant l’objet d'une exclusion totale, tant de la part de la société blanche, que de sa société d'origine qui la renie. Quant à la société coloniale, qui lui fait horreur et dont elle se sent étrangère, elle ne lui réservera aucune place et l’abandonnera à son triste sort…
Tard, beaucoup plus tard, des journalistes et des écrivains célèbres commencèrent à porter un regard plus incisif sur ce qui se passait vraiment dans les colonies. On pense à Albert Londres (1884-1932), qui fit scandale en écrivant dans Terre d’ébène (1927) : « Il faut aussi sauver le nègre (…) Le moteur à essence doit remplacer le moteur à bananes. Le portage décime l’Afrique. Au siècle de l’automobile, un continent se dépeuple parce qu’il en coûte moins cher de se servir d’hommes que de machines ! Ce n’est plus de l’économie, c’est de la stupidité. » Ou à André Gide (1869-1951), avec Voyage au Congo, NRF, 1927, et un long article, « De la détresse de notre Afrique équatoriale », publié dans La Grande Revue de Paris). Mais leur regard critique portait uniquement sur la mauvaise rentabilité de l’effort colonial et la façon dont les Blancs gaspillaient le potentiel de richesses qu’ils étaient censés exploiter au bénéfice exclusif de la société métropolitaine. Les Africains, taillables et corvéables à merci, restaient toujours à l’arrière-plan, en tant que victimes d’enjeux économiques dépassant leur entendement et vus à travers le crible d’un paternalisme de circonstance.
Dans A la recherche de l’homme nu (1932), Georges Simenon dénonce lui aussi (avec une certaine condescendance non dénuée du racisme qui imprègne l’époque), l’exploitation des « nègres » dans les colonies d’Afrique qu’il visite. Il commettra par la suite quelques romans coloniaux qui ne serviront certainement pas sa postérité (voir Coup de lune en 1933 ; Quartier nègre en 1935 ; Le Blanc à lunettes en 1937).
Bien qu’il ne soit mêlé en aucune façon à la vogue de la littérature coloniale, Céline, dans son impitoyable Voyage au bout de la nuit (1932), fera une description au vitriol de la société blanche qui croupit à Bambola-Fort-Gono, un de ces calamiteux comptoirs coloniaux qui bordaient le Golfe de Guinée. Mais lorsque le regard de son héros, Bardamu, se pose parfois sur les Noirs qui peuplent le décor comme des ombres portées sur cette société d’exilés rongée par l’ennui, ce n’est que pour les ridiculiser jusqu’au grotesque : « Au commandement d’Alcide, péremptoire, ces ingénieux guerriers, posant à terre leurs sacs fictifs, couraient dans le vide décocher à d’illusoires ennemis, d’illusoires estocades. Ils constituaient, après avoir fait semblant de se déboutonner, d’invisibles faisceaux et sur un autre signe se passionnaient en abstractions de mousqueterie. A les voir s’éparpiller, gesticuler minutieusement de la sorte et se perdre en dentelles de mouvements saccadés et follement inutiles, on en demeurait découragé jusqu’au marasme. »
La révolte des écrivains d’Afrique et de la diaspora face aux mensonges de l’institution coloniale
En 1921, le Prix Goncourt fut attribué pour la première fois à un écrivain noir, originaire des Antilles françaises, René Maran (1887-1960), auteur de Batouala, véritable roman nègre. Une petite révolution : c’était en effet la première fois qu’un homme noir révélait aux lecteurs français l’ambiguïté de ses états d’âme à propos de l’institution coloniale, même s’il ne la jugeait d’ailleurs pas négativement. Ce que firent un peu plus tard les écrivains fondateurs de la négritude (Damas, Senghor et Césaire) dont l’engagement politique et les écrits flamboyants allaient ébranler les assises de l’impérialisme colonial jusqu’à l’avènement des indépendances. Ce qui les réunissait, c'était la lutte contre l’image indigne, stéréotypée et dégradante du « nègre » véhiculée par le colonialisme. « Je déchirerai les rires Banania sur tous les murs de France », écrira Senghor. Le Discours sur le colonialisme d’Aimée Césaire, récemment réédité, reste toujours d’actualité dans une France encore incapable de porter un regard objectif sur son sinistre passé colonial. Avec Peaux poires, masques blancs (1952), le Martiniquais Franz Fanon (1925-1961), médecin-psychiatre de formation, sonnera l’heure de la révolte des peuples opprimés. Son ouvrage suivant, Les damnés de la terre, préfacé par J-P Sartre, (Ed. Maspéro, 1961), inspirera des générations de militants anticolonialistes.
A partir des années 50, paraissent les premiers grands romans africains francophones dans lesquels les auteurs commencent à mieux identifier les symptômes du mal qui les déchire : la colonisation des esprits. Mais comment effacer cette influence idéologique, ingérée de force dans les écoles de la République, sans renier une partie de soi, sans devenir un « bâtard culturel » ? L'Afrique que l’on évoque pompeusement dans la presse métropolitaine de l’époque n'est pas celle que les Africains ont sous les yeux. Le Camerounais Mongo Beti, dans Ville cruelle (1954), un premier roman désespéré, décrit son pays tel qu’il le voit, avec ses yeux d’Africain ulcéré par l’injustice. Les luttes sociales deviennent le cadre de nouveaux romans qui abordent de front les turpitudes de la colonisation. Les bouts de bois de Dieu (1960), d'Ousmane Sembène, dépeignent, avec un réalisme à la Zola, la grève des cheminots du Dakar-Niger, en octobre 1947.
Publié en 1956, Une vie de boy, de Ferdinand Oyono, analyse froidement, de façon presque entomologique, le clivage social, empreint de mépris et d’injustice, qui impose la domination des Blancs sur les « indigènes ». Ce livre a joué un rôle très important auprès des lecteurs africains à l’aube des indépendances.
Dans L'aventure ambiguë (1961), l’écrivain sénégalais Cheikh Hamidou Kane fait comprendre au lecteur la souffrance des Africains de cette génération. Samba, son héros, ne se sent plus ni Peul, ni Occidental : « Je suis devenu les deux. Il n'y a pas une tête lucide entre les deux termes d'un choix. Il y a une nature étrange, en détresse de ne pas être deux. » Le Malien Amadou Ampathé Bâ (1900-1991) devient alors le brillant griot de la défense des traditions ancestrales (« En Afrique, quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle. ») : il met en garde les Africains contre la perte irréparable que constituerait la rupture avec le passé. Dans son récit le plus célèbre, L'étrange destin de Wangrin, qui nous plonge au cœur du colonialisme français, la perte du fétiche reliant le héros à ses ancêtres finira par causer irrémédiablement sa perte.
Le premier roman de l’Ivoirien Ahmadou Kourouma (1927-2003), Le soleil des indépendances, raconte l’histoire exemplaire de Fama, notable malinké réduit à la mendicité. Déchu des prérogatives que lui accordait la tradition, il n’a plus aucun rôle à jouer dans le monde nouveau des indépendances où règne le Parti unique.
Dans son livre sulfureux Le devoir de violence (Prix Renaudot 1969, Ed. du Seuil, 1968. Réédition au Serpent à Plumes, 2003), l’écrivain malien Yambo Ouologuem fit lui aussi scandale pour avoir renvoyé dos à dos les horreurs du colonialisme et les atrocités commises par les Africains eux-mêmes dont les notables avaient, selon lui, fait cause commune avec les conquérants occidentaux afin de se partager le gâteau sur le dos des populations qu’il nommait avec un mépris provocateur, « la négraille » :
« Et ce fut la ruée vers la négraille. Les Blancs, définissant un droit colonial international, avalisaient la théorie des zones d’influence : les droits du premier occupant étaient légitimés. Mais ces puissances colonisatrices arrivaient trop tard déjà, puisque, avec l’aristocratie notable, le colonialiste, depuis longtemps en place, n’était autre que Saïf, dont le conquérant européen faisait – tout à son insu ! – le jeu. C’était l’assistance technique, déjà ! Soit. Seigneur, que votre œuvre soit sanctifiée. Et exaltée. »
Toute une nouvelle génération d’écrivains africains choisit alors de s’engouffrer dans la brèche creusée par Yambo Ouologuem pour se réapproprier la parole trop longtemps confisquée par les Blancs. Le style est neuf, incisif, beaucoup plus virulent parfois vis-à-vis des mensonges de l’histoire officielle, distillée dans les manuels scolaires des puissances coloniales. En effet, à de rares exceptions citées plus haut (3), dans la génération précédente des premiers écrivains africains qui furent publiés en Europe, le ton était beaucoup moins virulent et la forme plus classique.
Dégrisés, désabusés, ces auteurs contemporains, à l’image du Guinéen Tierno Monenembo dans Les écailles du ciel (Grand Prix de l’Afrique noire 1986), inventent des anti-héros qui se retrouvent démunis face à un monde nouveau où ils sont, encore une fois, privés de leur identité et transformés en vulgaires mendiants, lépreux ou chômeurs, guettés par la folie et condamnés à errer lamentablement dans leur propre pays, tel Le jeune homme de sable (1979) de l’écrivain guinéen, Williams Sassine.
Les femmes font, à leur tour, entendre leurs voix : Mariama Ba, (1929-1981), à travers Une si longue lettre (1979), aborde la difficile condition sociale des femmes sénégalaises. Sa consœur, Aminata Sow-Fall, dans La grève des Battu (Grand prix littéraire d’Afrique noire 1980), met en scène la révolte des mendiants de Dakar dont le gouvernement souhaite se débarrasser en les exilant de la capitale. Avec Le Baobab Fou (1982), Ken Bugul relate, dans un style à la fois violent et subtil, toutes les injustices dont elle fut l’objet durant sa jeunesse. Riwan ou le chemin de sable, lui vaudra en 1999 le Grand prix littéraire d’Afrique noire.
Les nouveaux pouvoirs instaurés dans les « goulags tropicaux » par des bouffons sanguinaires paraissent d'autant plus intolérables que ces tyrans sont les dignes successeurs de l'ex-colonisateur. « Quoi de changé, en général comme en particulier ?, se demande Sembène Ousmane dans Xala. Rien. Le colon demeure plus fort, plus puissant, caché en nous, en nous ici présents ».
Aux yeux de certains écrivains, il ne va rester que la parabole du rire pour rendre compte des monstruosités politiques dont l’Afrique est le terrain d’expérience à l’aune de l’héritage colonial : Henri Lopes s’engage, parmi les premiers, dans cette direction pour écrire Le Pleurer-Rire (1982) avant de revenir à un style plus classiquement littéraire. Sony Labou Tansi (1947-1995), autre grand auteur congolais, deviendra le maître de ces récits drolatiques et impitoyables envers les nouveaux pouvoirs mis en place. Dans Les yeux du volcan (1988), par exemple, la révolution est constamment différée à cause des hémorroïdes du « guide providentiel ».
Le Sénégalais Boubacar Boris Diop, rédige en 1981, avec une férocité sans pareille, son premier roman Le temps de Tamango dans lequel un historien africain du XXI° siècle analyse, à travers un système de notes, ce qui s’est déroulé en Afrique après les indépendances.
Ainsi, en réponse à la tragédie que fut la colonisation, une intense créativité littéraire a déferlé sur tout le continent, comme une vague censée balayer les humiliations du passé et celles engendrées par les nouveaux régimes qui se sont succédé depuis les indépendances. La place nous manque pour évoquer tous ces écrivains qui sont en train d’acquérir une audience internationale. A titre personnel, en raison du plaisir de lecture qu’ils m’ont procuré, je citerai plus particulièrement pour l’Afrique francophone : Emmanuel Dongala, Abdourahman Waberi, Kangni Alem, Sami Tchak, Fatou Diome, Eugène Ebodé, Monique Ilboudo, Florent Kouao Zotti, Patrice Nganang, Alain Mabanckou et Ananda Devi… Leur contribution est à l’image de ce que me disait, dans un éclat de rire tonitruant, Tchikaya U Tam’Si (1931-1988)quelques mois avant sa mort : « La conquête de soi-même vous amène à prendre partout ce qui vous est dû. »
1. « La colonisation apparut comme l’effet immédiat de la biblification, le commandement oublié du Décalogue, une loi conforme à la programmation de l’histoire fondée sur le système divin. Elle se multiplie en attitudes compatissantes sur un pseudo-humanitarisme aidant l’Africain à passer de brute épaisse à géniteur de bons enfants qui ont besoin de protéines, de protection et d’éducation. Or l’enfant, quelle triste transition ! Nu, vide, dépendant, cajolé, domestiqué, il constitue le socle parfait sur lequel tout va s’asseoir. On lui bourre la tête avec toutes les saletés possibles, on le déplace comme un tabouret, on l’avance telle une montre en retard, on le téléguide pendant de longues années, on lui inocule la foi. Dieu se faufile entre les lignes du cahier, les anges flottent dans l’encrier, les saints participent au calcul mental et à la dictée. L’école coloniale déploya ses ruses et fut un puissant moyen de colonisation des mentalités. (…) Les prêtres latinisaient : « Pater noster, Avé Maria, Et cum spiritu tuo. » On ne pouvait entendre que des contrepèteries : « Nater Poster, Mavé Aria, E doum spiri coucou. » On était sur la bonne voie… »
Jean-Baptiste N’Tandu : « L’Afrique mystifiée », l’Harmattan, Paris, 1986, pp 21-22-23
2. « C’est grâce aux Belges, et surtout aux ministres de l’Eglise qui se rendent au Congo sous les auspices et avec la protection de leur très religieux prince, que la lumière de la vérité commence à se lever sur la terre africaine, et que ses habitants se prennent à délaisser les habitudes et les prescriptions de la barbarie pour se plier aux usages des peuples policés. Ce changement aura pour effet de soustraire à la loi de leurs caprices ces tribus, peuplades ravalées au rang de l’animalité, et de les faire passer de la servitude de la corruption à la glorieuse liberté des enfants de Dieu. » (8 janvier 1889. Extrait du Bref pontifical de S.S. le Pape Léon XIII au Supérieur général de la Congrégation de Scheut-Lez-Bruxelles, TRM Van Aertselaer)
3. Chez les francophones : Mongo Béti (1932-2002), Cameroun, « Ville cruelle » (1954), « Le pauvre Christ de Bomba » (1956) ; Sembène Ousmane (né en 1923), Sénégal, « Le docker noir » (1956), « Les bouts de bois de Dieu » (1960) ; Cheikh Hamidou Kane (né en 1928), Sénégal, « L’Aventure ambiguë » (1961) ; Ahmadou Kourouma (1927-2003), Côte d’Ivoire, « Les soleils des indépendances » (1968), « Monnè, outrages et défis » (1990)…
Chez les anglophones : Amos Tutuola (1920-1997), Nigeria, « L’ivrogne dans la brousse » (1952), « Ma vie dans la brousse des fantômes » (1954) ; Chinua Achebe (né en 1930 ), Nigeria, « Le monde s’effondre » (1958) : Wole Soyinka (né en 1934), Nigeria, prix Nobel de littérature en 1986, « Les années d’enfance » (1981).
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