jeudi, juillet 22, 2010

En hommage à Albert BEVILLE, Justin CATAYEE et Roger TROPOS


Discours prononcé par Edouard Glissant au nom de l'Association générale des Etudiants martiniquais à la soirée commémorative en mémoire d'Albert Béville, Justin Catayée et Roger Tropos, à Paris, Palais de la Mutualité, le 6 juillet 1962

Mesdames, Messieurs, chers amis,

Qui aurait pu prévoir, qu'au seuil des vacances, nous serions amenés, dans des circonstances aussi tragiques, à nous réunir pour célébrer le souvenir de compatriotes et de camarades chers ?

Lequel d'entre nous n'a pas été touché, au plus profond de lui-même, à l'annonce de la disparition de tant des nôtres, avant même de savoir dans le détail la liste des victimes de cette terrible catastrophe ?

Lequel d'entre nous ne s'est pas senti douloureusement étreint en lisant cette liste des noms qui tous, sans exception aucune représentaient pour nous : un parent, un ami ou une simple connaissance ?

Lequel d'entre nous, enfin, ne s'est pas senti meurtri par un tel drame à un moment où nos pays ont tant besoin de toutes leurs forces vives, où l'avenir s'annonce si sombre aux Antilles, et qu'une page décisive s'ouvre dans l'histoire de nos pays ?

Tous ces morts, nos morts, avaient quelque chose en commun : l'amour de leur pays, de leurs terres natales, qu'ils s'apprêtaient à retrouver avec foi, ferveur et enthousiasme.

Parmi eux, nombreux étaient ceux qui, mettant leur vie en accord avec leur conscience, avaient pris de lourdes responsabilités et avaient, sans restriction aucune, consacré leur activité, leurs forces, leur énergie, leur intelligence, en un mot tout leur être à la promotion, à l'émancipation de leurs pays.

Nos pays, ces terres si petites et si pleines de souffrances, dont l'étroitesse géographique fait sourire souvent et leur attire les sarcasmes de quelques inconscients ont su produire tout au long de leur histoire des hommes aux dimensions du monde, tels Louis Delgrès ou Toussaint Louverture.

Albert Béville était de ceux-là, de cette race d'hommes qui ne transigent point avec leur conscience, de ces hommes qui savent, en toute circonstances préférer la voie du devoir à celle des avantages. Après avoir mis à la disposition des Jeunes Républiques Africaines son expérience et ses talents d'organisateur, il avait répondu présent à l'appel des Antilles, sacrifiant sans l'ombre d'une hésitation un brillante et exceptionnelle carrière dans la haute administration.

Pour nous étudiants antillais, il apparut alors en raison de sa parfaite connaissance de nos problèmes, de sa grande modestie, de son abord facile et de ses réelles qualités de coeur, à la fois comme un conseiller, comme un aîné compréhensif et discret. Il était surtout un guide sûr, un leader dans la lutte de nos peuples pour la dignité et la liberté.

Avec Béville ce sont les peuples des Antilles et de la Guyane, les déshérités de nos pays qui perdent un défenseur courageux, opiniâtre et efficace.

Pour nous étudiants sa mort en fait aujourd'hui un exemple qui s'impose à nous, dont nous devrons nécessairement nous inspirer pour mener la dure lutte qui nous attend, aux côtés de nos peuples.

Albert Béville nous aura appris, et c'est là l'essentiel, à savoir renoncer, quand l'intérêt de nos peuples l'exige, soit à des avantages, soit à un attentisme lâche, voire à une retraite facile.

Madame Béville, dont nous saluons ici le courage et la détermination dans le malheur, Madame Béville a su défendre au-delà de la mort l'idéal de son époux. Madame, l'Association générale des Etudiants de la Martinique tient à vous exprimer, avec son admiration, sa douloureuse sympathie.

Monsieur Justin Catayée, député de la Guyane, homme sincère et actif, était, lui aussi, farouchement aux côtés de soin peuple dans son besoin de liberté, de dignité. Il s'était fait l'interprète passionné des intérêts de son pays et se dépensait sans compter pour faire entendre partout et à chaque occasion la voix de la Guyane.

Plus près de nous Roger Tropos, Tomy Thaly et tous les autres étudiants. Tous étaient des amis, certains de très longue date ; entre nous s'était bâtie une amitié affermie à partir d'épreuves de toutes sortes. Ils étaient aussi des fils bien aimés pour lesquels leurs parents n'avaient ménagé ni les efforts ni les sacrifices.

Les voilà fauchés en pleine jeunesse ; aux familles si cruellement frappées, et à la douleur desquelles nous nous associons, nous disons : « Votre deuil est notre deuil ».

C'est aussi un deuil national ; tous ces camarades, étudiants, fils de pays sous-développés, représentaient un capital inestimable pour leur pays tant dans la lutte pour l'émancipation que dans la nécessaire reconstruction.

Le mouvement étudiant est durement touché par la perte d'un militant aussi précieux que Roger Tropos, président de la section de l'AGEM à Caen qu'il avait mise sur pied et dont il était l'animateur.

Roger Tropos, licencié en Sciences Physiques, allait mettre ses connaissances à la disposition de ses jeunes compatriotes, et nous savons quelles étaient son impatience et sa joie de pouvoir bientôt réaliser ce projet.

Nous voulons évoquer le courage, l'enthousiasme et la volonté d'agir de notre jeune ami Tomy Thaly, qui travaillait activement au sein de notre Association et qui devait jouer un rôle particulier dans la réalisation de notre programme d'action aux Antilles.

Ce programme nous l'avions élaboré tous ensemble. Ensemble nous devions le réaliser. Ils ne sont plus là et nos responsabilités s'en trouvent accrues d'autant. Nous sommes décidés à les assumer jusqu'au bout, surtout lorsque nous voyons l'utilisation propagandiste que l'administration préfectorale n'a pas hésité à faire de leurs cadavres.

Ces mêmes préfets qui quelques jours auparavant supprimaient les bourses de plusieurs étudiants sont venus à grand renfort de publicité verser des larmes de crocodiles sur le cercueil de ceux qu'ils n'hésitaient pas à frapper de leur vivant.

Non ce n'est pas cette mascarade qui bouchera les yeux au peuple des Antilles. L'accident du Boeing est une catastrophe nationale. Ces morts sont nos morts, leur vie avait un sens. Ils poursuivaient enthousiastes un but, chérissaient une même patrie, les Antilles.

A nous qui demeurons ils dictent notre conduite : poursuivre inlassablement la tâche commencée, sans nous laisser abattre, fût-ce par des pertes aussi cruelles.

Nos amis morts, nous conservons d'eux un souvenir impérissable et nous nous engageons sans faiblesse à poursuivre et à terminer l'oeuvre commencée ensemble.

Edouard Glissant

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