Le 10 mai prochain, la Journée nationale des mémoires de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions marquera également le 10ème anniversaire du vote à l’unanimité de la loi reconnaissant l’esclavage en tant que crime contre l’humanité. Présidente du Comité pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage, Françoise Vergès revient sur les progrès accomplis dans la connaissance de cette période de l’Histoire au cours des 10 dernières années, et sur les obstacles qu’il reste à surmonter pour que tout ce passé puisse être regardé en face. Dans la première partie de cette interview, Françoise Vergès évoque notamment les héritages de l’esclavage.
Françoise Vergès, vous êtes membre fondatrice du Comité pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage qui a proposé au chef de l’État le choix du 10 mai comme date de la Journée de la mémoire de l’esclavage, de la traite négrière et de leurs abolitions. Quelle était la démarche qui a abouti à cette proposition ?
Tout d’abord, une précision importante et nécessaire : on oublie souvent que la création du comité est l’application d’un des articles de la loi du 21 mai 2001, dite Loi Taubira. Je n’en suis pas fondatrice. J’ai été vice-présidente du Comité pour la mémoire de l’esclavage alors que Maryse Condé en était la présidente de 2004 à 2008, puis présidente quand Maryse a démissionné.
Installés en 2004, nous étions nommés pour cinq ans, douze personnes travaillant bénévolement, venus d’horizons divers, associations, recherche, éducation… (Je souligne bénévolement vu que la malveillance habituelle de certains à La Réunion en fait un poste rémunéré. C’est parce qu’ils sont incapables de penser que l’on puisse agir pour l’intérêt général, ils ne connaissent que l’intérêt personnel)
En 2009, à la fin des cinq ans, le gouvernement a souhaité prolonger la mission du comité, et ce, pour trois ans et, à notre demande, a ajouté « pour l’histoire », nous sommes donc le Comité pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage. Certains membres ont été gardés, de nouveaux sont arrivés.
Pour revenir à votre question, la Loi Taubira demandait qu’une date nationale des mémoires de la traite négrière et de l’esclavage soit choisie. Nous avons consulté et réfléchi. Notre choix s’explique ainsi :
Nous voulions une date qui parle à tous : donc qui ne soit liée à aucun événement historique lié à une mémoire particulière (fin de l’esclavage sur tel territoire, début de telle révolte), ni à un territoire particulier (Haïti, Martinique, Guadeloupe…). Une date qui concerne Mahorais, Martiniquais, Guyanais, Guadeloupéens, Réunionnais et dans l’hexagone, tous les groupes, Africains, Comoriens, hexagonaux…
Le 10 mai est la date du vote de la loi, à l’unanimité, je le rappelle, donc un geste citoyen. Les élus du peuple votent cette loi, c’est un geste politique et citoyen.
La notion de « crime contre l’humanité » dans la loi permettait de relier cette journée à toute la réflexion sur le crime contre l’humanité qui est l’objet de tant de débats depuis la deuxième partie du 20ème siècle.
Certaines associations se sont opposées à ce choix, voulant que la date choisie soit le 23 mai, en souvenir de la grande manifestation qui en 1998 avait réuni entre 40.000 et 50.000 personnes à Paris. Cette manifestation était une protestation contre la manière dont le commissariat du 150ème anniversaire de l’abolition de l’esclavage avait conçu cette année, approche qui pouvait se résumer au slogan qu’il avait mis sur de grandes affiches dans toutes les villes de France : « Tous nés en 1848 ». C’était encore donner le beau rôle à la France. J’ai participé à cette manifestation, mais j’ai pensé que cette date ne répondait pas à ce que la loi demandait : une date nationale, tous les citoyens se penchent sur une histoire qu’ils partagent tous, qu’ils soient descendants ou pas de cette histoire.
Je comprends cependant la position de ceux qui défendaient le 23 mai. Les dates s’additionnent, voilà ma position. Chacune a son rôle, sa fonction. Au CPMHE, nous disons qu’il est tout à fait logique que la France dispose de plusieurs dates commémorant cette histoire, expression de sa durée dans le temps (plusieurs siècles) et de sa configuration multiple (sur plusieurs continents). Mais il fallait une date nationale, car ces siècles appartiennent à l’histoire de la France. La France doit se demander comment et pourquoi elle est devenue une grande puissance esclavagiste, qu’elle a connu deux abolitions de l’esclavage, comment elle a justifié de participer activement, de s’enrichir grâce à ce commerce et ce système.
Le 10 mai est la Journée nationale des mémoires de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions (décret 2006).
Dans l’hexagone, le 23 mai est la Journée dans l’hexagone à la mémoire des victimes de l’esclavage, en référence à la manifestation de 1998.
Et depuis 1983, un décret a institué un jour férié :
le 27 avril, célébration de l’abolition de l’esclavage à Mayotte ;
le 22 mai, célébration de l’abolition de l’esclavage en Martinique ;
le 27 mai, célébration de l’abolition de l’esclavage en Guadeloupe ;
le 10 juin, célébration de l’abolition de l’esclavage en Guyane ;
le 20 décembre, célébration de l’abolition de l’esclavage à La Réunion.
Ce 10 mai marque le 10ème anniversaire de la loi affirmant que la République reconnaît l’esclavage en tant que crime contre l’humanité. Au cours des 10 premières années d’application de la loi, avez-vous constaté en France un changement de vision sur cette période de l’Histoire ?- Depuis dix ans, de nombreux progrès ont été accomplis dans les domaines de l’enseignement, de la recherche, et de la valorisation des patrimoines. Un Centre international de recherche sur les esclavages a vu le jour au CNRS, il y a d’autres centres de recherche, de nombreux ouvrages sont parus, le nombre des thèses a augmenté considérablement et les thèmes de recherche se sont diversifiés, des créations culturelles et artistiques ont pris traite négrière et esclavage comme thèmes. Les Archives nationales de France comme des archives départementales ont engagé des actions de numérisation et de médiation, des salles ont été ouvertes au Musée des ducs de Bretagne et au Musée d’Aquitaine.
Le CPMHE estime pourtant qu’il reste encore beaucoup à faire, en particulier dans le domaine de l’enseignement et de la médiation. Trop de méprise et d’incompréhension demeurent. Peu de Français connaissent cette histoire. Il est inconcevable que les apports des esclaves et de leurs descendants soient ignorés ou marginalisés. Il est inacceptable que des siècles qui ont vu des êtres humains mis en esclavage, privés de droits civiques, de patrimoine, et de patronyme, soumis au fouet et aux fers, et qui ont contribué à la richesse économique de la France, soient oubliés.
Les héritages de l’esclavage sont complexes et multiples : expérience de l’exil et de la déportation, création de nouvelles cultures, croyances et savoirs, les sociétés et cultures créoles en sont des témoins. La lutte incessante des esclaves pour leur liberté a contribué à l’extension des idéaux de la démocratie et l’anti-esclavagisme, dont l’abolitionnisme européen est une des expressions, fut l’un des premiers grands mouvements internationaux pour les droits humains et contre l’exploitation.
En France, je constate une vraie attention aux formes contemporaines de l’esclavage, mais une plus grande difficulté à comprendre les héritages de l’esclavage colonial. Mais je perçois rarement de l’hostilité, de la gêne parfois — qui est responsable ? pourquoi cela dure si longtemps ? — mais pas d’hostilité. Ce sont chez des élus, des historiens que je trouve de l’hostilité. La Loi Taubira est régulièrement attaquée. Il y a un refus chez certains élus et historiens de voir ce qu’ont représenté traite et esclavage et d’admettre que le racisme anti-Noir y trouve ses origines. Il y a chez eux comme un refus de voir ce que l’Europe a fait, le poids de son racisme anti-Noir, et sa difficulté à admettre qu’elle n’est pas le centre du monde.
Mais je le dis encore une fois, la société me semble plus prête à reconnaître cette histoire. Nous sommes face à un mouvement de réaction communautariste qui refuse toute ouverture, qui se replie sur lui-même et qui s’exprime dans une incapacité à décentrer l’Europe.
(à suivre)
Tout d’abord, une précision importante et nécessaire : on oublie souvent que la création du comité est l’application d’un des articles de la loi du 21 mai 2001, dite Loi Taubira. Je n’en suis pas fondatrice. J’ai été vice-présidente du Comité pour la mémoire de l’esclavage alors que Maryse Condé en était la présidente de 2004 à 2008, puis présidente quand Maryse a démissionné.
Installés en 2004, nous étions nommés pour cinq ans, douze personnes travaillant bénévolement, venus d’horizons divers, associations, recherche, éducation… (Je souligne bénévolement vu que la malveillance habituelle de certains à La Réunion en fait un poste rémunéré. C’est parce qu’ils sont incapables de penser que l’on puisse agir pour l’intérêt général, ils ne connaissent que l’intérêt personnel)
En 2009, à la fin des cinq ans, le gouvernement a souhaité prolonger la mission du comité, et ce, pour trois ans et, à notre demande, a ajouté « pour l’histoire », nous sommes donc le Comité pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage. Certains membres ont été gardés, de nouveaux sont arrivés.
Pour revenir à votre question, la Loi Taubira demandait qu’une date nationale des mémoires de la traite négrière et de l’esclavage soit choisie. Nous avons consulté et réfléchi. Notre choix s’explique ainsi :
Nous voulions une date qui parle à tous : donc qui ne soit liée à aucun événement historique lié à une mémoire particulière (fin de l’esclavage sur tel territoire, début de telle révolte), ni à un territoire particulier (Haïti, Martinique, Guadeloupe…). Une date qui concerne Mahorais, Martiniquais, Guyanais, Guadeloupéens, Réunionnais et dans l’hexagone, tous les groupes, Africains, Comoriens, hexagonaux…
Le 10 mai est la date du vote de la loi, à l’unanimité, je le rappelle, donc un geste citoyen. Les élus du peuple votent cette loi, c’est un geste politique et citoyen.
La notion de « crime contre l’humanité » dans la loi permettait de relier cette journée à toute la réflexion sur le crime contre l’humanité qui est l’objet de tant de débats depuis la deuxième partie du 20ème siècle.
Certaines associations se sont opposées à ce choix, voulant que la date choisie soit le 23 mai, en souvenir de la grande manifestation qui en 1998 avait réuni entre 40.000 et 50.000 personnes à Paris. Cette manifestation était une protestation contre la manière dont le commissariat du 150ème anniversaire de l’abolition de l’esclavage avait conçu cette année, approche qui pouvait se résumer au slogan qu’il avait mis sur de grandes affiches dans toutes les villes de France : « Tous nés en 1848 ». C’était encore donner le beau rôle à la France. J’ai participé à cette manifestation, mais j’ai pensé que cette date ne répondait pas à ce que la loi demandait : une date nationale, tous les citoyens se penchent sur une histoire qu’ils partagent tous, qu’ils soient descendants ou pas de cette histoire.
Je comprends cependant la position de ceux qui défendaient le 23 mai. Les dates s’additionnent, voilà ma position. Chacune a son rôle, sa fonction. Au CPMHE, nous disons qu’il est tout à fait logique que la France dispose de plusieurs dates commémorant cette histoire, expression de sa durée dans le temps (plusieurs siècles) et de sa configuration multiple (sur plusieurs continents). Mais il fallait une date nationale, car ces siècles appartiennent à l’histoire de la France. La France doit se demander comment et pourquoi elle est devenue une grande puissance esclavagiste, qu’elle a connu deux abolitions de l’esclavage, comment elle a justifié de participer activement, de s’enrichir grâce à ce commerce et ce système.
Le 10 mai est la Journée nationale des mémoires de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions (décret 2006).
Dans l’hexagone, le 23 mai est la Journée dans l’hexagone à la mémoire des victimes de l’esclavage, en référence à la manifestation de 1998.
Et depuis 1983, un décret a institué un jour férié :
le 27 avril, célébration de l’abolition de l’esclavage à Mayotte ;
le 22 mai, célébration de l’abolition de l’esclavage en Martinique ;
le 27 mai, célébration de l’abolition de l’esclavage en Guadeloupe ;
le 10 juin, célébration de l’abolition de l’esclavage en Guyane ;
le 20 décembre, célébration de l’abolition de l’esclavage à La Réunion.
- Depuis 1983, Mayotte, la Martinique, la Guadeloupe, la Guyane et La Réunion ont obtenu un jour férié dédié à la célébration de l’abolition de l’esclavage dans chacun de ces pays, dont le 20 Décembre pour La Réunion, “la Fèt kaf” (notre photo). (photo d’archive YVDE)
Ce 10 mai marque le 10ème anniversaire de la loi affirmant que la République reconnaît l’esclavage en tant que crime contre l’humanité. Au cours des 10 premières années d’application de la loi, avez-vous constaté en France un changement de vision sur cette période de l’Histoire ?- Depuis dix ans, de nombreux progrès ont été accomplis dans les domaines de l’enseignement, de la recherche, et de la valorisation des patrimoines. Un Centre international de recherche sur les esclavages a vu le jour au CNRS, il y a d’autres centres de recherche, de nombreux ouvrages sont parus, le nombre des thèses a augmenté considérablement et les thèmes de recherche se sont diversifiés, des créations culturelles et artistiques ont pris traite négrière et esclavage comme thèmes. Les Archives nationales de France comme des archives départementales ont engagé des actions de numérisation et de médiation, des salles ont été ouvertes au Musée des ducs de Bretagne et au Musée d’Aquitaine.
Le CPMHE estime pourtant qu’il reste encore beaucoup à faire, en particulier dans le domaine de l’enseignement et de la médiation. Trop de méprise et d’incompréhension demeurent. Peu de Français connaissent cette histoire. Il est inconcevable que les apports des esclaves et de leurs descendants soient ignorés ou marginalisés. Il est inacceptable que des siècles qui ont vu des êtres humains mis en esclavage, privés de droits civiques, de patrimoine, et de patronyme, soumis au fouet et aux fers, et qui ont contribué à la richesse économique de la France, soient oubliés.
- Le café cultivé par les esclaves à La Réunion, un enrichissement de la France. « Il est inacceptable que des siècles qui ont vu des êtres humains mis en esclavage, privés de droits civiques, de patrimoine, et de patronyme, soumis au fouet et aux fers, et qui ont contribué à la richesse économique de la France, soient oubliés », souligne Françoise Vergès. (photo Toniox)
Les héritages de l’esclavage sont complexes et multiples : expérience de l’exil et de la déportation, création de nouvelles cultures, croyances et savoirs, les sociétés et cultures créoles en sont des témoins. La lutte incessante des esclaves pour leur liberté a contribué à l’extension des idéaux de la démocratie et l’anti-esclavagisme, dont l’abolitionnisme européen est une des expressions, fut l’un des premiers grands mouvements internationaux pour les droits humains et contre l’exploitation.
En France, je constate une vraie attention aux formes contemporaines de l’esclavage, mais une plus grande difficulté à comprendre les héritages de l’esclavage colonial. Mais je perçois rarement de l’hostilité, de la gêne parfois — qui est responsable ? pourquoi cela dure si longtemps ? — mais pas d’hostilité. Ce sont chez des élus, des historiens que je trouve de l’hostilité. La Loi Taubira est régulièrement attaquée. Il y a un refus chez certains élus et historiens de voir ce qu’ont représenté traite et esclavage et d’admettre que le racisme anti-Noir y trouve ses origines. Il y a chez eux comme un refus de voir ce que l’Europe a fait, le poids de son racisme anti-Noir, et sa difficulté à admettre qu’elle n’est pas le centre du monde.
Mais je le dis encore une fois, la société me semble plus prête à reconnaître cette histoire. Nous sommes face à un mouvement de réaction communautariste qui refuse toute ouverture, qui se replie sur lui-même et qui s’exprime dans une incapacité à décentrer l’Europe.
(à suivre)
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