Mederic Louis Elie Moreau de Saint-Mery |
B- GENÈSE DE L’IDÉOLOGIE MULÂTRISTE
Né de l’inégalité et de l’exploitation de la force de travail et de la variable ethnique attachée à la distribution de cette force dans le procès et les rapports sociaux de production, le préjugé de couleur, dès l'époque coloniale, se constitue sur de solides bases idéologiques.
Il sous-entend d'abord l'infériorité « naturelle » du nègre 1, à tous les égards. Le nègre est en-dessous de la condition humaine. Or le métissage, en vigueur depuis le siècle précédent, a entraîné une grande variété phénotypique que l'idéologie raciale du temps a manipulée avec un grand souci de nuances et de précisions. La fonction de cette idéologie est bien de mesurer l'écart type à la norme idéale du type blanc, et d'en rappeler l'existence à chacun. La taxonomie d'alors n'a rien de « scientifique », pas plus que celle d'aujourd'hui, et c'est le discours social dominant de l'époque qui l'oriente dans la bouche de ses idéologues. L'entreprise de classification que nous a léguée Moreau de Saint-Méry en constitue une excellente illustration. Il a repéré onze « classes » quant à la nuance de la peau, tenant compte des combinaisons du noir et du blanc. Chaque classe se caractérise par un nombre minimal de « parties » blanches et noires, le blanc et le noir pur totalisant respectivement 128 parties.
Est nègre celui qui n'a pas au moins 8 « parties » de blanc. Une règle de descendance préside à tout ceci : on ne redevient jamais blanc, quelle que soit l'infime partie de sang nègre que l'on ait.
Malgré la systématisation fantaisiste à laquelle il se livre, Moreau n'en est pas moins aux prises avec la saisie intuitive et contradictoire de deux phénomènes qui règlent les mélanges et qu’il ne peut expliquer.
1) La récessivité génétique, dont il ne peut s'empêcher de noter les effets inattendus, sans pouvoir identifier les mécanismes biologiques à l’œuvre.
2) L'arbitraire de la classification qui, elle, est gérée par les intérêts de classe en cause, arbitraire qu'il souligne au passage comme « l'œil du préjugé », sans pourtant en débrouiller la clé 2.
[p. 50] À l'échelle du noir au blanc correspond une stricte hiérarchie de supériorité raciale et de valorisation ; car être blanc dans la colonie est associé avec le maximum de droits, de prestige, d'aisance, de pouvoir et de liberté.
Mais il ne faut pas oublier que le colon traite durement l'esclave en tant qu'esclave et non en tant que noir ou sang-mêlé. La contradiction principale en effet est celle d'un régime qui oppose des propriétaires d'esclaves et des esclaves, dans un cadre colonial inséré dans le système capitaliste, et non entre blancs et noirs. De plus, à la fin du XVIIIe siècle, à Saint-Domingue, les relations sociales sont à l'apogée de leur caractère répressif, obéissant en cela aux nécessités de la reproduction sociale de l'époque. Éric Williams a bien démontré comment d'île en île dans la Caraïbe, d'époque en époque pour une même île, les rapports esclavagistes varient en fonction des exigences du marché, des formes de propriété et des relations de production. Ainsi, soutient-il, code légal et traitement quotidien de type paternaliste sont plus compatibles dans des économies de subsistance que dans des économies de plantation destinées à la grande production pour les métropoles et où le nombre d'esclaves est plus élevé (Williams, 1960). Mais l'esclave et le nègre connotent deux signifiés que le temps a fait coïncider dans la mentalité coloniale. C'est en ceci que l'infériorité et l'opprobre se sont finalement collés à la peau du nègre. Hilliard d'Auberteuil rappelait à l'époque : « L'intérêt et la sûreté de la colonie veulent que nous accablions la race des noirs d'un si grand mépris que quiconque en descend jusqu'à la sixième génération soit couvert d'une tache ineffaçable » (cité dans Bellegarde, 1938 : 37).
Or dans la dialectique des contradictions secondaires (secondaires par rapport à la contradiction principale évoquée plus haut) les groupes intermédiaires (entendons ici les gens de couleur) participent à leur tour au préjugé de couleur, à titre relatif d'opprimés et d'oppresseurs. En effet, les affranchis de couleur sont opprimés parce que soumis à des restrictions de toutes sortes : droits politiques inexistants, malgré leur statut d'hommes libres, interdits discriminatoires [p. 51] dans le but de maintenir distance et respect envers le blanc. Par exemple, l'affranchi ne doit pas porter les mêmes types d'habits que le blanc, ne peut s'asseoir dans les mêmes rangées à l'église ou au théâtre. Pourtant en tant que fils « légitimés » de blancs privilégiés, certains peuvent hériter d'une fortune, être envoyés en France, etc. Si bien qu'à leur tour, les affranchis mulâtres reproduisent l'idéologie raciste dominante. Ainsi, les noirs libres ne sont pas admis dans leurs bals, le noir libre n'achète pas un mulâtre ou un quarteron esclave, ces derniers pouvant aller jusqu'à préférer le suicide au déshonneur de servir un noir. Les mulâtres libres acquièrent la réputation d'être plus cruels envers leurs esclaves que les blancs eux-mêmes et il n'est pas de pire angoisse à susciter chez un esclave que de le menacer d'être vendu à un homme de couleur, prétend-on (Fouchard, 1972). De plus, le mulâtre est celui qui communément poursuit l'esclave marron (Moreau de Saint-Méry, 1958 : 104). D'autre part, les esclaves de couleur eux-mêmes se considèrent supérieurs aux esclaves noirs, étant majoritairement des esclaves domestiques, donc jouissant de conditions adoucies par rapport aux esclaves des champs et des ateliers (ibid. : 110).
Quant aux noirs, en fonction de leur statut social, de leur sexe, ils ne sont pas tous non plus à l'abri de la contamination idéologique. Déjà, affirmait Anténor Firmin 3 on voit ce phénomène de la femme noire, de l'esclave noire, qui « idolâtre l'enfant mulâtre » 4
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1 Rappelons l'étymologie du terme « nègre ». Avant de connoter graduellement le noir, il désigne à partir du XVIe siècle l'esclave des colonies. Son sens est à l'origine purement social (Guillaumin 1972 : 19).
2 « On doit en conclure, que l'arbitraire agit sur toute la classification, et que l'on ne peut offrir que les approximations que j'ai établies. Elles donnent cependant lieu de remarquer qu'en général, l'arbitraire a plutôt augmenté que diminué l'évaluation des nuances ; je veux dire que le calcul mathématique ferait descendre plus d'individus d'une nuance dans la nuance au-dessous qu'il n'en ferait monter de celle-ci dans l’autre ; d’au tant que lorsque, par exemple, un enfant vient d'un Quarteron clair avec une Griffonne claire, au lieu de le réputer Marabou, on le classe alors parmi les Mulâtres, et ainsi des autres combinaisons » (Moreau de Saint-Méry, 1958 : 101).
3 Écrivain et homme politique haïtien (1850-1911).
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