samedi, novembre 07, 2009

Choderlos de Laclos, homme des Lumières mais pas révolutionnaire


1741-1803 . Quel homme se cache derrière l’auteur des Liaisons dangereuses, aujourd’hui considéré comme un chef-d’oeuvre de la littérature française et qui narre le duel pervers et libertin de deux membres de la noblesse française ?

« Née pour venger mon sexe et maîtriser le vôtre… » Extrait d’un roman féministe américain ? Non, pas du tout. Même si quelques militantes radicales des années 1980 n’en renieraient pas la « maternité ». Non, ces quelques mots sont de madame de Merteuil, tirés de la 81e lettre du classique épistolaire de Choderlos de Laclos, les Liaisons dangereuses. C’est par cette lettre, à son complice adressée, le vicomte de Valmont, que madame de Merteuil livre les raisons de son ambition. Et explique comment elle s’est donné les moyens de l’atteindre. « Entrée dans le monde dans le temps où, fille encore, j’étais vouée par état au silence et à l’inaction, j’ai su en profiter pour observer et réfléchir. Tandis qu’on me croyait étourdie ou distraite, écoutant peu à la vérité les discours qu’on s’empressait à me tenir, je recueillais avec soin ceux qu’on cherchait à me cacher. Cette utile curiosité, en servant à m’instruire, m’apprit encore à dissimuler […]. Je n’avais pas quinze ans, je possédais déjà les talents auxquels la plus grande partie de nos politiques doivent leur réputation… » L’occasion pour l’auteur de sonner la charge, dans ce roman de 1782, contre l’éducation des femmes sous l’Ancien Régime, élevées au couvent sitôt qu’elles naissaient de noble ascendance.

Laclos, par la plume de son personnage, y accuse les religieux de confondre dans la formation des jeunes filles l’ignorance avec l’innocence et, comme le note le spécialiste du XVIIIe siècle, René Pomeau, « complète sa démonstration en précisant que la seule de ses héroïnes qui dans le combat de l’existence se montre armée, et redoutablement, n’est pas allée au couvent : madame de Merteuil, élevée chez sa mère, s’est donné à elle-même son instruction ».

Scandale dans le scandale : non seulement Laclos expose dans son ouvrage les « pires travers » de la société libertine de la France prérévolutionnaire, mais il s’attaque, de manière au fond très politique, à l’éducation de la classe dirigeante. Et avec quel bonheur ! Un mois après sa parution, le 16 mars 1782, la première édition est épuisée.

Son roman vient de remporter l’un des plus grands succès de librairie du siècle, comparable à celui de la Nouvelle Héloise de Jean-Jacques Rousseau, vingt ans plus tôt. « Du jour au lendemain, c’est le livre dont on parle à Paris dans toutes les conversations, dont tous les journaux rendent compte. » Il n’est pas jusqu’à Rétif de la Bretonne, ce grand chroniqueur de la fin du XVIIIe siècle, qui n’y est été de son anecdote selon laquelle après qu’une mère eut retiré un exemplaire du livre des mains de sa fille de quinze ans, celle-ci serait allée jusqu’à accorder « la dernière faveur » à un homme de quarante-cinq ans qui lui procura l’oeuvre. Pour mesurer l’esclandre provoqué par Laclos avec son roman, on se rappellera qu’au XIXe siècle, après même que l’Ancien Régime a été déposé, le livre a été condamné au moins quatre fois par les tribunaux français. Et qu’en 1898 encore, Petit de Julleville, dans son Histoire de la littérature française qui fit autant autorité que le Lagarde et Michard plus tard, écrira : « On a hâte de fermer ce livre, malgré le talent de l’auteur, et de se consoler un peu en relisant Paul et Virginie, l’insipide ouvrage de Bernardin de Saint-Pierre. »

Mais alors, qui donc est cet homme qui a écrit, comme l’a dit Roger Vailland, ce « roman révolutionnaire du libertinage » que nous connaissons sous le titre des Liaisons dangereuses ? Qui donc est ce Choderlos de Laclos qu’André Malraux désignait comme l’un des sommets de son « triangle noir » : Laclos, Goya, Saint-Just ?

Il faut bien le dire, contrairement à quelqu’un comme Sade, par exemple, dont la vie et l’oeuvre sont intimement liées, l’enquête découvre en Laclos un homme bien moins révolté contre sa société que les Liaisons auraient pu laisser le croire. Pierre Ambroise François Choderlos de Laclos est né à Amiens le 18 octobre 1741 et mort à Tarente le 5 septembre 1803. Deuxième fils d’un secrétaire à l’intendance de Picardie et d’Artois, d’une famille de robe récente, il est poussé par son père à s’engager dans l’armée et choisit l’artillerie. Il est admis en 1760 à l’École royale d’artillerie de La Fère - ancêtre de l’École polytechnique -, est promu sous-lieutenant en 1761et lieutenant en second en 1762. Comme beaucoup de jeunes hommes, Laclos rêve de conquêtes et de gloire, ainsi se fait-il affecter à la brigade des colonies, en garnison à La Rochelle. Mais le traité de Paris, en 1763, met fin à la guerre de Sept Ans. Faute de guerre, Laclos est donc obligé d’étouffer ses ambitions dans une morne vie de garnison. Nommé capitaine à l’ancienneté en 1771 - il le restera durant dix-sept ans, jusqu’à la veille de la Révolution -, le petit officier s’ennuie parmi ses soldats grossiers. Pour s’occuper, il s’adonne à la littérature et à l’écriture avec quelques succès d’estime puisque ses premières pièces, en vers légers, sont publiées dans l’Almanach des muses et qu’un opéra-comique, Ernestine, portant sa signature, fut représenté le 19 juillet 1777 devant la reine Marie-Antoinette. Mais c’est l’année suivante qu’il entame la rédaction des Liaisons dangereuses. Rédaction qui durera environ deux ans. En 1781, promu capitaine commandant de canonniers, il obtient une permission de six mois, au cours de laquelle il achève son chef-d’oeuvre et le confie à l’éditeur Durand Neveu pour le publier en quatre volumes qui sont proposés à la vente le 23 mars 1782.

La publication de son roman est d’emblée considérée comme une attaque contre l’aristocratie et jugée comme une faute par sa hiérarchie militaire, qui lui ordonne comme un châtiment de rejoindre immédiatement sa garnison en Bretagne. De là, il est envoyé à La Rochelle en 1783 pour participer à la construction du nouvel arsenal.

Et c’est à La Rochelle, justement, qu’il fait la connaissance de Marie-Soulange Duperré, sa future femme. Elle a 24 ans, il en a 42. Il la séduit au point de lui faire un enfant et l’épouse en 1786. En 1788, il quitte l’armée et entre au service du duc d’Orléans, meilleur moyen d’améliorer sa condition. Marie-Soulange sera le grand amour de sa vie et lui donnera deux autres enfants. Pour ce que l’on en connaît, Choderlos de Laclos ne ressemble en rien au personnage masculin principal des Liaisons, le libertin vicomte de Valmont. Sa vie sentimentale se limite à son épouse, à qui il semble avoir été fidèle. Ses lettres à sa famille, conservées et aujourd’hui parues dans le volume de la Pléiade (Gallimard) qui lui est consacré, nous le montrent même amoureux de son épouse et père attentionné jusqu’à la fin de sa vie.

Éclate enfin la Révolution, l’occasion pour lui d’entrer plus avant dans le monde politique. Il s’engage dans la Ligue des aristocrates, un groupuscule de petits nobles qui sera interdit par Robespierre et, dès le début, y mène des intrigues en faveur de son maître, le duc d’Orléans. Après 1790, il se rallie à l’idée républicaine et quitte le duc pour un poste de commissaire au ministère de la Guerre, où il a la charge de réorganiser les troupes de la jeune République. Grâce à ses activités, il est chargé de l’organisation du camp de Châlons, en septembre 1792, et prépare de façon décisive la victoire de la bataille de Valmy. Trahi par son passé orléaniste, il est emprisonné à la prison de Picpus mais libéré sous la Convention thermidorienne. De retour au service de la République, il met alors au point, lors d’expériences balistiques, un « boulet creux » chargé de poudre qui deviendra l’obus. Finalement, il fait la connaissance du jeune général Napoléon Bonaparte, artilleur comme lui, et se rallie aux idées bonapartistes. Le 16 janvier 1800, il est réintégré comme général de brigade d’artillerie et affecté à l’armée du Rhin, où il reçoit le baptême du feu à la bataille de Biberach. Affecté au commandement de la réserve d’artillerie de l’armée d’Italie, il meurt le 5 septembre 1803 à Tarente, non pas lors d’un affrontement, mais affaibli par la dysenterie et la malaria. Il est enterré sur place. Au retour des Bourbons, en 1815, sa tombe est violée et détruite. Les Liaisons dangereuses sont les seules pages de lui qui soient passées à la postérité. Elles n’ont pas de rapport avec sa vie de militaire et peu avec sa vie d’homme. La marquise de Merteuil est, comme souvent dans les romans, une agrégation d’observations et « de Laclos à Valmont, la distance est celle qui sépare l’être vivant du personnage », explique René Pomeau. Une distance qu’il n’appartient qu’aux littérateurs de commenter. Reste une évidence, Choderlos de Laclos, pour homme des Lumières qu’il fut, n’a jamais été un « libre penseur » révolutionnaire, comme son roman, dit libertin, inviterait à le faire croire.

Jérôme-Alexandre Nielsberg

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