Antoine Richepanse |
La commémoration de la seconde abolition de l’esclavage en Guadeloupe du 27 mai 1848 a, cette année, donné lieu à toutes sortes d’amalgames, de déclarations empreintes de contre-vérités et de confusions en tous genres qui n’honorent guère leurs auteurs. Conscients du fait que la quête mémorielle a pris dans notre pays une ampleur inenvisageable, après des décennies de silences empreints d’une volonté de privilégier l’oubli des pages sombres du passé, nous ne pouvons néanmoins cautionner autant de dérives dans l’interprétation des faits. La recherche historique ayant suffisamment progressé depuis 20 ans sur toutes ces questions, d’aucuns seraient bien inspirés de se documenter plutôt que de persister à asséner des contre-vérités.
Premier amalgame méritant d’être dénoncé, c’est la confusion systématique faite entre les événements du 27 mai 1848 avec la proclamation du Gouverneur Layrle abolissant l’esclavage en Guadeloupe, et ceux du 28 mai 1802 avec la mort à Danglemont de Delgrès et de ses compagnons. La tendance actuelle est à occulter totalement l’abolition de 1848 pour ne retenir que le « rétablissement de l’esclavage en 1802 ». Outre le fait qu’il faut totalement relativiser la notion de liberté dans sa mise en œuvre effective en Guadeloupe entre 1794 et 1802, il est intolérable de faire du rétablissement de l’esclavage la seule cause des événements incriminés.
Lorsqu’on entend en direct au journal télévisé annoncer que « c’est en réaction à la loi du 30 floreal an X (20 mai 1802) par lequel Bonaparte avait rétabli l’esclavage dans les colonies, que Delgrès s’est soulevé contre Richepance… », cela relève à la fois de la désinformation et de la plus pure aberration. Comment un arrêté pris le 20 mai, qui plus est à une époque où l’information n’est portée que par les navires qui mettent au moins 4 semaines pour traverser l'Atlantique, aurait-il pu générer une guerre qui a débuté le 10 mai ? Pire, cette loi du 20 mai ne concerne que les colonies où l’esclavage n’avait pas été aboli en 1794 comme la Martinique et Sainte Lucie. En outre, elle précise expressément que la Guadeloupe, la Guyane et Saint Domingue demeurent sous le régime de la liberté. Liberté tout à fait limitée, vu que les cultivateurs sont assignés à résidence sur leurs anciennes plantations. Seuls les anciens libres de couleur et les anciens esclaves engagés dans l'armée, bénéficient réellement de la liberté générale.
Lorsqu’une manifestation mémorielle, emboîtant prétendument les pas d’Ignace, inaugure une traversée en canot dans le Grand Cul de Sac, mais dans le sens contraire de celle opérée les 7 et 8 mai 1802, on en reste abasourdi. En Effet Ignace a quitté la Grande-Terre pour le Nord Basse-Terre et non l'inverse.
Joseph Ignace, Louis Delgrès et Alexandre Kirwan sont présentés comme des esclaves révoltés, alors que les deux premiers sont des libres de couleur et le troisième est un blanc de métropole.
A quelles sources, par ailleurs, est-il fait référence en évoquant « 10.000 victimes, des prisonniers gazés dans les cales des navires ou jetés à la mer, des chiens importés de Cuba pour pourchasser les nègres, ou des décapitations en nombre sur la Place de la Victoire… ». Outre le fait qu’aucun document à notre connaissance n'autorise à affirmer pareils propos, il paraît évident qu’une confusion est ici encore établie avec des pratiques du général Rochambeau, mais uniquement à Saint Domingue, après septembre 1802. Pour information, les 250 rebelles exécutés à la Place de la Victoire ont été fusillés, de même que ceux sur la plage de Fouillole le lendemain. D’autre part, les seuls chiens utilisés en Guadeloupe sont ceux des chasseurs des bois de Lacrosse, plusieurs mois après les événements du mois de mai, et ils ne provenaient nullement de Cuba.
Les commémorations ont vocation à réconcilier les mémoires, même antagonistes. Il faut cesser de les instrumentaliser pour servir des causes qui ne disent pas leur nom, mais à des années-lumières du souci d’objectivité et de maîtrise des contextes qui restent l’apanage des historiens professionnels.
Car, voyez-vous, pour être un historien, il faut cumuler quatre choses :
- travailler à partir d’archives de sources écrites, être un chercheur, et ne pas se contenter de lire les livres des autres et en tirer sa propre interprétation.
- Avoir une thèse d’histoire, c’est-à-dire avoir été reconnu par ses pairs, dans le cadre de l’obtention d’une thèse soutenue devant un jury composé de spécialistes de la question.
- Enseigner l’histoire à des étudiants en ayant le souci de leur inculquer les méthodes d’investigation du chercheur.
- Diffuser auprès de tous les publics ses connaissances, à travers des émissions, mais surtout des livres.
Nous sommes étonnés de voir beaucoup de personnes qualifiées d’historiens se répandre dans les médias, alors qu’ils ne détiennent à peine qu’une des qualités énoncées ci-dessus.
Tout le monde ne peut donc pas être qualifié d’historien !
Un médecin qui écrit un livre sur le passé, à ces moments perdus, n’est pas un historien, tout comme n’est pas médecin, un historien qui vous donne quelques conseils sur les plantes ou les médicaments.
Dans le souci de clarifier un tant soit peu les éléments du débat, voilà quelques repères de base que nous jugeons incontournables pour une bonne compréhension de cette phase essentielle de notre Histoire :
Les faits sont les suivants :
7 juin 1794 : l’esclavage est aboli en Guadeloupe. Entre 1794 et 1802, les hommes de couleur prennent de plus en plus de responsabilités dans l’armée et l’administration.
21 octobre 1801 : Pélage, chef de brigade, câpre de la Martinique et Joseph Ignace, capitaine, mulâtre de la Guadeloupe, se révoltent à Pointe-à-Pitre contre les vexations du Capitaine Général Lacrosse et, surtout, contre le fait que ce dernier veut les déporter de la Guadeloupe. Lacrosse veut se débarrasser des officiers de couleur et des républicains radicaux (néo-jacobins), conformément aux ordres de Napoléon Bonaparte).
24 octobre 1801 : Lacrosse est arrêté, son aide-de-camp Louis Delgrès, un métis de la Martinique, se rallie à Pélage et Ignace. Lacrosse est expulsé de la Guadeloupe par les rebelles. 22 novembre 1801 : Napoléon Bonaparte rappelle devant l’Institut National que si l’esclavage est maintenu à la Martinique et à la Réunion. « A Saint-Domingue et à la Guadeloupe il n’y a plus d’esclaves ; tout y est libre ; tout y restera libre ».
Du 24 octobre au 6 mai 1802 : Pélage devient chef du gouvernement provisoire de la Guadeloupe et envoie de nombreux courriers montrant sa fidélité au gouvernement de Napoléon Bonaparte. De son côté, Lacrosse, réfugié à la Dominique, présente les rebelles comme des autonomistes ou des républicains radicaux (néo-jacobins). Dans un rapport à Bonaparte, il en désigne 42, majoritairement Blancs ou mulâtres, avec seulement deux Noirs.
1er avril 1802 : une expédition dirigée par le général Richepance est envoyée en Guadeloupe pour briser cette rébellion.
6 mai 1802 : arrivée de Richepance à Pointe-à-Pitre, Pélage se soumet. Joseph Ignace voyant avec quelle humiliation, sont désarmés, déshabillés et humiliés, une partie des soldats de couleur, près de Pointe-à-Pitre, s’enfuit et rejoint Delgrès à Basse-Terre.
10 mai 1802 : Informé par Joseph Ignace du désarmement des soldats de couleur, Delgrès se révolte. Ignace, mulâtre de la Guadeloupe, Alexandre Kirwan, officier blanc de la métropole et Delgrès, métis de la Martinique sont les chefs de la rébellion.
Alexandre Kirwan, vivant cette lutte entre soldats portant le même uniforme, comme une guerre civile, se suicide.
20 mai 1802 : loi qui maintient l’esclavage à La Réunion et en Martinique. La Guadeloupe n’est pas concernée par le texte.
26 et 28 mai : Ignace et Delgrès sur le point d’être faits prisonniers se donnent la mort, respectivement à Baimbridge et Matouba.
Mai-juin : Les hommes et les femmes qui ont combattu les troupes de Richepance sont tués quand ils sont faits prisonniers. Tous les hommes de couleur qui se sont rendus dès le 6 mai sans combattre sont déportés. Au total, on peut estimer de 3 à 4 000 le nombre de tués et à 3 000 celui des déportés.
16 juillet 1802 : arrêté consulaire de Napoléon Bonaparte qui rétablit l’esclavage pour la seule Guadeloupe. L’arrêté indique que c’est une punition contre des hommes de couleur qui se sont révoltés.
17 juillet 1802 : arrêté consulaire de Richepance qui proclame la déchéance de la citoyenneté française de tous les hommes de couleur et supprime le salaire des cultivateurs.
Deuxième quinzaine de Juillet 1802 : la pratique de l’achat et de la vente d’esclave reprend en Guadeloupe sans autorisation officielle.
2 septembre 1802 : mort de Richepance.
14 mai 1803 : Proclamation officielle du rétablissement de l’esclavage, en Guadeloupe.
A la Guadeloupe, il apparaît donc que Bonaparte est un esclavagiste opportuniste, lorsqu’il a besoin de soldats de couleur, il maintient la liberté. Lorsqu’il n’en a pas besoin ou que ceux-ci deviennent des rivaux pour lui, il maintient ou s'en débarrasse avant de rétablir l’esclavage.
Il apparaît que le 10 mai 1802, Louis Delgrès et même Richepance ignorent la loi de rétablissement de l’esclavage en Guadeloupe, y compris celle du 20 mai qui ne concerne pas la Guadeloupe. Les rebelles combattent pour l’égalité des hommes de couleur avec les blancs. Dans sa proclamation du 10 mai 1802, Delgrès qualifie Bonaparte de guerrier philosophe. En réponse à une proclamation du 14 mai 1802, Delgrès finit sa dernière lettre ponctuée par ses mots « Vive Bonaparte, vivre libre ou mourir ». Il ignore par conséquent les projets de Napoléon Bonaparte qui lui-même agit au gré des circonstances.
Le 17 juillet 1802, Richepance ignore l’arrêté consulaire du 16 juillet 1802 qui rétablit l’esclavage. Il supprime la citoyenneté pour les hommes de couleur, ce qui équivaut, certes, à un retour à l’ancien état des choses d’avant 1794, mais n’est pas en droit le rétablissement de l’esclavage, même si la pratique de la vente et de l’achat d’êtres humains reprend avant même le rétablissement officiel, le 14 mai 1803.
Nous estimons qu’il ne faut pas effacer les traces du passé, mais, au contraire les utiliser pour les expliquer. La tombe de Richepance doit être accompagnée d’un panneau expliquant les objectifs de sa mission, et son rôle dans le retour à la servitude en Guadeloupe. La détruire serait dommageable car cela équivaudrait à faire disparaître une infrastructure de plus parmi ces vestiges de notre douloureux passé. Si nous entrions dans cette spirale, il faudrait alors détruire l’Arc de Triomphe sur lequel est gravé le nom de Richepance, le tombeau de Napoléon aux Invalides ou la Galerie des Glaces du château de Versailles où un buste de Richepance rend hommage à son action au sein de l’armée du Rhin.…
Devons-nous aussi brûler l’arrêté de rétablissement de l’esclavage en Guadeloupe retrouvé il y a une dizaine d’années dans les archives ?
Les médias ont une lourde responsabilité car ils se doivent de vérifier au préalable si ceux qui se présentent comme historiens le sont vraiment et, à ce titre, sont habilités à alimenter la conscience collective par des déclarations scientifiquement avérées.
René BELENUS
Docteur en Histoire
Professeur agrégé à la retraite
Ancien Chargé de Cours d’Histoire à l’Université des Antilles et de la Guyane
Frédéric REGENT
Docteur en Histoire
Maître de conférences en Histoire à l'Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne
Habilité à diriger des thèses
Ancien Chargé de Cours d’Histoire à l’Université des Antilles et de la Guyane
Réné Bélénus et Frédéric Régent, sont co-auteurs avec Jacques Adélaïde-Merlande de l’ouvrage, La Rébellion de la Guadeloupe, Gourbeyre, Archives départementales de la Guadeloupe, 2002.
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