Pour la première fois, le 10 mai dernier, la République française a officiellement célébré la mémoire de la traite négrière et de l’esclavage. La date fut d’ailleurs l’objet d’âpres débats au sein même des partisans de cette commémoration. Ce crime, qui dura dans les possessions françaises plus de deux siècles, ne pouvait en effet être identifié par aucune date symbolique précise, dont la simple évocation eût immédiatement renvoyé au souvenir et à la douleur des victimes. Ce simple fait souligne à lui seul la difficulté pour cette mémoire de se fixer, de se trouver une place dans l’Histoire de France avec un grand « h ». Édouard Glissant, l’un des plus grands écrivains « francophones » contemporains, lui-même héritier en tant qu’Antillais de ce pan mémoriel de la nation française, ne la qualifie-t-il pas justement de « mémoire raturée », tant elle fut gommée, niée ou du moins exclue aussi bien des recherches historiques que dans les récits populaires ? L’extraordinaire Siècle des Lumières, de l’écrivain cubain Alejo Carpentier, fait toujours aujourd’hui figure d’exception.
Il faut toutefois reconnaître que les autorités françaises, à différents niveaux, ont organisé pour cette première édition nombre de cérémonies, du maire de Paris au Président Chirac. Or, curieusement, c’est davantage dans certains milieux intellectuels parisiens que cette décision de commémoration nationale dérangea : on vit là un nouvel exemple de ces multiples « communautarismes » qui menacent la République. Ainsi, Pierre Nora, qui, en tant qu’auteur de la magistrale série des Lieux de mémoire, sait peut-être mieux que d’autres quelle signification collective peut avoir ce type d’événement « républicain », n’hésita pas à mettre en garde les lecteurs du Monde contre les risques d’une France « malade de sa mémoire » !
Surtout, le débat se focalisa sur un mot qui revenait sans cesse : chaque groupe de victimes dans l’Histoire allait bientôt exiger de la République qu’elle fasse oeuvre de « repentance ». Un terme révélateur puisque le Petit Robert en donne la définition suivante : « Souvenir douloureux, regret de ses fautes, de ses péchés ». « Malade », selon Pierre Nora, la nation française en aurait donc assez de regretter ses fautes... De qui se moque-t-on ?
C’est autour de ce substantif, entendu régulièrement ces derniers temps, que Françoise Vergès a entamé ses réflexions sur l’esclavage et sa mémoire au sein de la nation française. Elle relève ainsi à juste titre la différence flagrante entre excuses et repentance : « L’excuse a ceci de positif qu’elle présuppose un lien relationnel. On demande des excuses à quelqu’un. [...] La repentance, quant à elle, se passe entre soi et soi. » Or, la « loi Taubira » du 10 mai 2001 (qui reconnaît l’esclavage comme crime contre l’humanité) n’a « aucunement indiqué l’attente de repentance ». Ce rappel de la signification des termes est une des premières qualités de l’ouvrage que publie aujourd’hui la chercheuse réunionnaise. Si un certain nombre d’ouvrages historiques de qualité viennent aujourd’hui documenter un débat sur la mémoire du fait colonial
(1), la France continue d’avoir bien du mal à simplement se souvenir de ce passé si peu glorieux.
Lire la suite dans Politis n° 903
La Mémoire enchaînée. Questions sur l’esclavage, Françoise Vergès, La Mémoire enchaînée. Questions sur l’esclavage, Françoise Vergès, Albin Michel, 208 p., 16 euros.
(1) Napoléon, l’esclavage et les colonies, Pierre Branda et Thierry Lentz, Fayard, 364 p., 25 euros ;
la Démence coloniale sous Napoléon, Yves Bénot, La Découverte/poche, 410 p., 12,50 euros ;
la République raciale (1860-1930), Carole Reynaud Paligot, PUF, 346 p., 28 euros ;
le Choc colonial et l’islam. Les politiques religieuses des puissances coloniales en terres d’islam,
Pierre-Jean Luizard (dir.), La Découverte, 552 p., 35 euros ;
Aux origines de la guerre d’Algérie. De Mers-el-Kébir aux massacres du Nord-Constantinois,
Annie Rey-Goldzeiguer, La Découverte/poche, 406 p., 13 euros ; les Massacres de Guelma.
Algérie, mai 1945, une enquête sur la furie des milices coloniales, Marcel Reggui, La Découverte, 192 p., 16 euros.
Olivier Doubre
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