députée de Guyane. Une décennie plus tard, elle revient sur un combat, personnel, mais aussi pour la mémoire collective.
Votre loi a dix ans. Quel regard peut-on porter sur elle aujourd’hui ?
Christiane Taubira : Elle a modifié le code pénal français puisqu’il y a désormais une reconnaissance officielle et solennelle et une modification des programmes scolaires dans laquelle est engagée le gouvernement. Elle est exécutée de manière satisfaisante. Un rapport annuel est publié, il fait était de l’enseignement au primaire, au collège et au lycée. Ce sont d’incontestables progrès. La journée de commémoration est installée depuis six ans. Le Comité pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage a été créé par la loi. C’est installé dans le paysage, on a trouvé le rythme de croisière.
La mobilisation des associations est un peu inégale, mais je constate que la culture associative change. Elles ont été longtemps dans la récrimination, elles sont aujourd’hui davantage dans l’exigence d’un certain nombre d’actes, tel que le Musée de l’esclavage. Ce centre national dont Edouard Glissant était chargé de faire la préfiguration, un travail dont il a d’ailleurs tiré une publication (Mémoires d’un esclavage, la fondation d’un centre national, édité chez Gallimard, ndlr), c’est un nouveau défi.
Où en est-on de la requête déposée devant le Conseil de l’Europe ?
C. T. : La reconnaissance universelle est acquise. Elle a été actée lors du sommet international contre le racisme, la xénophobie et les intolérances. La déclaration finale de l’ONU en septembre 2001 à Durban a pris acte que la traite négrière et l’esclavage constituent un crime contre l’humanité. L’Europe a été très impliquée dans la traite et l’esclavage. L’Angleterre reconnaît cette histoire depuis plusieurs années, elle accompli des actes significatifs, elle accompagne des études universitaires en la matière, finance des musées mais elle n’a pas reconnu la traite et l’esclavage comme des crimes contre l’humanité. D’autres pays ne veulent pas en entendre parler. Que la France fasse la démarche auprès du Conseil de l’Europe, c’était une façon d’accompagner les pays pour qu’ils accomplissent cet acte, qui a du sens. La première réparation doit être symbolique : on doit donner un nom et un statut aux crimes. Voilà l’intérêt du Conseil de l’Europe. Ceci étant, la démarche n’est pas vraiment engagée, mais à Durban, il y avait tous les pays européens. La déclaration de Durban engage tous les pays membres de l’ONU.
Vous avez parlé de l’engagement des associations mais quid de la société ?
C. T. : Il existe plusieurs strates. Avant la loi, des enseignants s’intéressaient à cette histoire et l’enseignaient. La loi a inscrit cet enseignement dans les programmes scolaires de tous les niveaux. Elle élargit aussi le spectre de l’enseignement. Avant la loi, le décret de 1983 parlait de consacrer une heure le 27 avril (27 avril 1848, décret de l’abolition de l’esclavage par Victor Schoelcher, ndlr) à l’abolition de l’esclavage. Les manuels scolaires s’en trouvent modifiés ; les enseignants disposent de plus de supports pédagogiques. Le rapport annuel les aide à améliorer leur travail pédagogique. L’école est le lieu de préparation des citoyens pour comprendre l’histoire et le monde. A côté des écoles, il y a le milieu associatif qui n’est pas forcément lié à l’Outremer, ni à l’ancien empire colonial. Exemple, la Ligue des droits de l’homme et la Ligue de l’enseignement. De grandes associations s’intéressent à ces questions, elles sont sensibles aux valeurs portées par ces sujets humanistes.
C’est inégal pour le reste de la société. Les universitaires, les avocats, les juges sont plus sensibilisés. Mais les gens ordinaires qui ne sont pas dans les colloques tous les jours, qui n’ont pas accès à l’information tous les soirs ? Ceux-là dépendent du relais qui est fait par les médias. De nombreuses villes de France osent regarder leur passé. Un travail considérable a été fait à Nantes, ville pionnière en matière, de face-à-face avec l’Histoire. Il faut noter aussi les efforts de La Rochelle, de Bordeaux dont le maire est très fier du musée d’Aquitaine et de son département sur la traite et l’esclavage. Les villes portuaires et d’autres font des efforts pour que le citoyen ait accès à l’information. Je donne des interviews toute l’année sur le sujet, je suis invitée dans des écoles. Cela prouve que le sujet intéresse. On progresse. Puis de temps en temps, il y a un pic comme l’Année des Outre-mer qui est fait pour qu’on se focalise à nouveau sur l’histoire.
C’est une loi qui, encore aujourd’hui, est attaquée, notamment par Eric Zemmour ou le député UMP Christian Vanneste. Quel est votre sentiment ?
C. T. : La société française est dans une période où toute une série de réflexes, d’instincts, de crispations ont plus facilement libre cours. C’est assez funeste, mais c’est lié à l’état de désarroi de la société et à la réceptivité de certains citoyens à des discours simplistes, mesquins, individualistes. Cette parole se libère, mais on a aussi affaire à un courant de pensées que j’ai déjà affronté. En 2005, une quarantaine de députés UMP avaient signé une pétition demandant l’abrogation de cette loi. Lors du débat sur la loi du 23 février 2005 (loi portant reconnaissance de la nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés), on avait entendu à l’Assemblée nationale, avec moins de talent, des discours qui valaient les clichés qu’on entendait sous la IIIe République. C’est bien que ce courant s’exprime, cela prouve que ce n’est pas un sujet banal, sans profondeur, sur lequel tout le monde s’entend. Il y a des désaccords car des gens continuent à avoir des préjugés, ils pensent qu’une catégorie d’humains peut être opprimée. Si la traite et l’esclavage étaient légaux aujourd’hui, on retrouverait des gens du côté des négriers, des armateurs, de ceux qui défendent les intérêts d’Etats auprès des compagnies. C’est là, cela existe. Parfois, ces gens font profil bas, et là, ils font plutôt des cocoricos.
La France a du mal à réconcilier son histoire et sa mémoire ?
C. T. : C’est extrêmement douloureux. Lorsque l’histoire n’est faite que de moments glorieux, c’est très facile de la ressasser. La France aime répéter son histoire, elle l’enseigne très tôt. Elle sélectionne considérablement. Elle a occulté certaines pages qui existent, qui sont là, tangibles. Cependant, il y a toujours eu une grande conscience française pour porter cette histoire-là. Désormais, c’est la loi de la République. C’est une obligation pour le gouvernement de l’exécuter. Elle traverse l’ensemble de la société, mais je comprends qu’une histoire soit difficile à assumer, mais elle est là et on ne peut la gommer.
C’est une loi importante pour vous. Cela a été un processus long et difficile, trois ans sont passés entre le dépôt de la proposition et son adoption au Sénat.
C. T. : Cela a été difficile et douloureux. J’ai connu les périodes les plus difficiles de ma vie. J’ai beaucoup souffert nerveusement et physiquement. J’ai somatisé. Je me suis tordu la cheville le jour de la première lecture. J’ai eu des maux dans tout le corps. Trois ans après, j’étais encore incapable d’en parler. Lorsqu’on m’invitait pour en parler, au bout de trois phrases, j’avais une boule dans la gorge. Il y a peu de temps que je suis capable d’évoquer cette loi. Cela a été très douloureux. J’ai dû replonger dans cette histoire alors que je pensais avoir fait la paix avec. J’ai dû affronter des préjugés y compris avec des collègues avec lesquels je partage des idéaux. Cela a été une rude épreuve mais elle m’a grandi.
Laurence THEATIN
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