C'est une histoire très ancienne, mais qui n'a jamais été si actuelle. Un phénomène né pendant l'Antiquité, et dont on ne prit réellement conscience qu'au XVIIIe siècle.
"L'esclavage est l'établissement d'un droit fondé sur la force, lequel droit rend un homme tellement propre à un autre homme qu'il est le maître absolu de sa vie, de ses biens et de sa liberté", écrivait le chevalier de Jaucourt dans l'Encyclopédie, en 1755. Un état de mort sociale, de dépossession de soi que Victor Schoelcher, architecte de l'abolition en France, qualifia de "crime de lèse-humanité".
Mais c'est aussi un phénomène historique et culturel complexe, qui englobe des aires géographiques immenses et, pour les traites modernes, plus de mille ans d'histoire. Qui bouleversa plus particulièrement le continent africain et fit le lit du racisme, véhiculant l'image d'un Noir inférieur, proche de l'animalité et donc, à ce titre, susceptible d'être acheté, vendu, échangé. Une marchandise humaine.
A l'heure où prospère la "concurrence des mémoires", et tandis que l'historien Olivier Pétré-Grenouilleau, auteur du remarquable Les Traites négrières, est assigné en justice, stigmatisé d'une infamante accusation de révisionnisme, le sujet est de plus en plus explosif : aussi apparaît-il essentiel de faire le point sur l'état des connaissances historiques.
Traites africaines et traites orientales. L'Afrique a connu des trafics d'esclaves dès la plus haute Antiquité, mais c'est au VIIe siècle de notre ère, avec l'apparition d'un empire musulman et sa spectaculaire expansion, qu'est né le cadre du système économique qu'on appellera la traite. En terre d'islam, la loi interdisait de réduire en esclavage les hommes libres : en revanche, on pouvait se procurer des captifs en dehors de l'empire. Ainsi sont nées les premières routes d'un commerce à grande échelle d'êtres humains.
Le monde musulman ne s'approvisionna pas uniquement en Afrique. Il y eut également des captifs venus du Caucase, d'Europe de l'Est ou d'Asie centrale. Mais les Africains furent de loin les plus nombreux, et cette tendance ne fit que s'accentuer au fil du temps. Avec la traite se mit en place une justification idéologique de l'esclavage des Noirs, fondée sur des stéréotypes racistes, et des justifications religieuses, comme celle de la malédiction de Cham. Les Noirs étaient censés descendre de ce fils de Noé maudit par son père : ils étaient donc condamnés à la servitude.
Les routes empruntées par ce trafic sont assez bien connues. On sait également qu'il atteint son apogée au XIXe siècle. Pour ce qui est de son ampleur, les estimations chiffrées restent fragiles : l'historien américain Ralph Austen avance le chiffre de 17 millions de personnes, du VIIe au XIXe siècle. Mais il reconnaît que ce chiffre est relativement imprécis, estimant sa marge d'erreur à plus ou moins 25 %.
Ces traites restent mal connues, tributaires de représentations parcellaires (on a longtemps minimisé le rôle économique des esclaves) et d'une sombre légende forgée au XIXe siècle par les Européens, dans le but de légitimer leur propre colonisation.
Il en est de même pour ce qu'on appelle les "traites intérieures", sur lesquelles les informations sont très lacunaires. En la matière, les recherches sont peu nombreuses. Il est cependant établi qu'il y eut également un commerce à l'échelle de l'Afrique subsaharienne : l'historien Patrick Manning affirme que ces traites intérieures auraient fait 14 millions de victimes, capturées suite à des guerres entre Etats ou à des razzias.
Ainsi, quand commencèrent les "traites atlantiques", un système était déjà en place. Comme le rappelait l'historien Fernand Braudel (1902-1985), "la traite négrière n'a pas été une invention diabolique de l'Europe".
Les traites occidentales. La naissance de la traite atlantique a souvent été interprétée comme une profonde rupture en Occident, voyant renaître un esclavage qui avait disparu depuis la fin de l'Antiquité. En réalité, le phénomène avait constamment reculé durant le Moyen Age, mais il subsistait en Méditerranée un commerce dont les victimes les plus nombreuses étaient des juifs, des slaves et surtout, à partir du XVe siècle, des Africains. Le trafic changea d'échelle et de destination au XVIe siècle, avec la colonisation des Amériques. La violence des conquérants hispaniques et le choc microbien dépeuplèrent vite le continent, créant une pénurie de main-d'oeuvre. D'autant plus que les Européens entreprirent de lancer sur place des cultures de production, en particulier celle de la canne à sucre.
Les Portugais, lancés dès le début du XVe siècle à la découverte des côtes africaines, en produisirent à Sao Tomé, au large de l'Afrique, avant de s'implanter au Brésil, inaugurant bientôt la première grande route de la traite.
Les circuit de la déportation se mirent vite en place. Les esclaves étaient acheminés par des négriers africains jusqu'aux côtes (on estime que 2 % seulement des prisonniers qui traversèrent l'Atlantique avaient été capturés par des Occidentaux). Commençait alors la longue traversée des esclaves, mortelle pour de nombreux captifs.
Le sort des survivants n'était pas plus enviable : la plupart d'entre eux étaient dirigés vers des plantations tenues par des colons qui devaient rembourser au plus vite leur "investissement". La moitié d'entre eux décédaient dans les trois années suivant leur arrivée. Cette effrayante mortalité et le déséquilibre des sexes expliquent que la demande ne se tarissait jamais : il fallait sans cesse de nouveaux esclaves pour que le système colonial fonctionne.
Les données chiffrées concernant cette traite sont assez fiables : elles ont fait l'objet de nombreuses études quantitatives. Un consensus se dessine autour du chiffre de 11 millions d'Africains déportés, dont 9,5 millions arrivèrent en Amérique. Dominé au XVIe et au début du XVIIe siècle par les puissances ibériques, ce commerce connaît son apogée au XVIIIe, alors que la France, et surtout l'Angleterre, constituent dans les Caraïbes de prospères colonies, fondées sur l'exploitation à outrance des esclaves africains.
Le rôle de la France. Comme les Anglais, les Français entrèrent en scène plus tardivement. A partir du milieu du XVIIe siècle, ils commencèrent à peupler leurs colonies de captifs africains. Autorisée par Louis XIII en 1642, la traite prit rapidement son essor, atteignant son apogée au XVIIIe siècle.
En 1685 est édicté le Code noir, texte censé régir le quotidien des esclaves dans les colonies. Toutes les étapes de la vie y sont réglementées, de la naissance à la mort. Pour pouvoir se marier, l'esclave doit avoir l'accord de son maître ; ses enfants appartiendront au propriétaire de la mère. Le texte contient également des dispositions de police et une échelle des peines applicables, allant jusqu'à la mort pour les auteurs de voies de fait sur un Blanc ou les fuyards récidivistes.
En matière civile, l'esclave n'a pas le droit de propriété et ne peut transmettre d'héritage à ses descendants. En contrepartie, le propriétaire doit se montrer modéré dans ses punitions, nourrir ses esclaves et les vêtir correctement. Edifiant pour ce qu'il dit du discours idéologique qui accompagne la traite, ce texte ne doit pourtant pas être pris au pied de la lettre : dans la pratique, la seule loi qui régnait sur les plantations était celle de l'arbitraire des planteurs. Le Code noir ne fut jamais réellement appliqué dans son intégralité.
En métropole, les principaux bénéficiaires du trafic sont les ports de l'Atlantique. Les expéditions négrières françaises ont été répertoriées par l'historien Jean Mettas, qui a retrouvé 3 317 expéditions, partant de 17 ports, au premier rang Nantes, Le Havre, La Rochelle et Bordeaux.
Dans ces villes, le système colonial a permis à nombre de négociants d'amasser des fortunes considérables. A la fin du XVIIIe siècle, les bénéficiaires du système forment un groupe de pression influent en métropole : ils seront un frein puissant à l'heure des mouvements en faveur de l'abolition.
L'abolition inachevée. Comme le souligne l'historienne Nelly Schmidt, "les premiers abolitionnistes, ce sont les esclaves eux-mêmes". Dès le début du XVIe siècle, les révoltes étaient fréquentes, très sévèrement réprimées. On vit même s'édifier, dans les Caraïbes et en Amérique du Sud, des forteresses défendues par des esclaves rebelles, que les Européens eurent parfois le plus grand mal à maîtriser.
En Occident, les Quakers de Pennsylvanie sont les premiers, à la fin du XVIIe siècle, à s'élever contre l'esclavage. Les Encyclopédistes se prononceront eux aussi contre cette institution. Mais c'est en Angleterre que se mit réellement en place le mouvement anti-esclavagiste mondial, porté par deux figures, William Wilberforce et Thomas Clarkson, et par une propagande efficace (libelles, campagnes de boycott, pétitions...).
La révolte de Saint-Domingue (1791-1793) provoque la première abolition de l'esclavage, le 16 pluviose an II (4 février 1794). Celle-ci sera provisoire — Napoléon reviendra dessus en 1802, au prix d'une répression sanglante et de la perte de Saint-Domingue, qui devint Haïti —, et partielle : le décret ne sera jamais appliqué à la Réunion et la Martinique était occupée par les Anglais...
Mais le mouvement est enclenché, irréversible. En 1807, les Anglais interdisent la traite au large de l'Afrique. Le commerce des esclaves continue, mais il devient peu à peu clandestin, à mesure que l'abolitionnisme gagne du terrain. En 1833, Londres l'abolit. La France, de son côté, mettra fin à cette institution — cette fois définitivement — par les décrets du 27 avril 1848.
Les puissances occidentales suivent le mouvement, si bien qu'aux Etats-Unis, l'esclavage est aboli en 1865, à l'issue de la guerre de sécession. En 1888, avec son abolition au Brésil, la page se tourne sur le continent américain.
Mais le phénomène n'est pas éradiqué pour autant : les puissances européennes continueront à tolérer cette institution dans leurs colonies d'Afrique, et à abuser du travail forcé. Albert Londres le notait en 1897 : "L'esclavage en Afrique n'est aboli que dans les déclarations ministérielles de l'Europe."
Plus d'un siècle après, malgré les condamnations de l'ONU et les dénonciations des ONG, celui-ci est loin d'avoir disparu. L'abolition de l'esclavage reste un combat très actuel.
Jérôme Gautheret
À LIRE
Dans le domaine de l'esclavage et de la traite, les travaux de recherche sont très nombreux, mais les ouvrages de synthèse sont très rares. Signalons tout de même, au-delà des Traites négrières, d'Olivier Pétré-Grenouilleau (Gallimard, "Bibliothèque des histoires", 2004) :
Une histoire de l'esclavage. De l'Antiquité à nos jours, de Christian Delacampagne. Le Livre de poche, "Références", 320 p., 6,95 €.
L'abolition de l'esclavage. Cinq siècles de combats, XVIe-XXe siècle, de Nelly Schmidt. Fayard, 418 p., 23 €.
Le Livre noir du colonialisme XVIe-XXIe siècle : de l'extermination à la repentance, sous la direction de Marc Ferro. Robert Laffont, 848 p., 29 €.
La Modernité de l'esclavage, essai sur la servitude au coeur du capitalisme, d'Yves Benot.La Découverte, 296 p., 21 €.
LA VÉRITÉ SUR L'ESCLAVAGE, numéro spécial de la revue L'Histoire (octobre 2003).