L’historien sénégalais Cheikh Faty Faye, professeur à l’École normale supérieure
de Dakar et à l’université Cheikh-Anta-Diop, évoque, au jour de la commémoration
de l’abolition
de l’esclavage,
les conséquences du commerce triangulaire sur le continent noir.
Qu’est-ce qui distingue le commerce triangulaire des précédents circuits esclavagistes ?
Cheikh Faty Faye.
La traite atlantique dépasse de très loin, par son ampleur, les précédents systèmes de commerce d’êtres humains. Cette dimension sans précédent dans l’histoire de l’humanité est rendue possible par la découverte d’un espace nouveau pour l’Europe, vaste et riche : l’Amérique. Se conjuguent à cette découverte les mécanismes nouveaux mobilisés par la traite atlantique. D’Europe, les bateaux partent chargés de pacotille, d’alcool, d’armes. Cette marchandise est échangée, en Afrique, contre des captifs, avant que les navires ne repartent vers les Amériques, d’où ils reviennent en Europe avec des cargaisons de produits nouveaux, comme le sucre, l’indigo, le cacao, le tabac. À chacune des étapes de ce commerce triangulaire, de nouvelles marchandises sont en jeu. Ce commerce est facilité par la proximité : les côtes africaines du golfe de Guinée sont plus proches du continent américain que les côtes européennes. Les progrès de la navigation permettent eux aussi l’essor de ce commerce des êtres humains, avec des navires capables de transporter, dans des conditions inhumaines, un très grand nombre d’esclaves.
Dans ce dispositif, quel fut le rôle de l’idéologie raciste ?
Cheikh Faty Faye.
Le racisme fut d’abord dirigé, en Europe occidentale, contre les peuples de l’Est, les « barbares ». Le racisme fondé sur la couleur de peau ne s’est développé que tardivement, pour offrir une justification idéologique à l’esclavage. C’est avec la traite transatlantique que ce racisme s’est institutionnalisé, au travers de textes comme le Code noir. Dès lors que le Noir n’est pas considéré comme un homme à proprement parler, le vendre ne pose pas de problème. Les religions européennes ont largement contribué à répandre et à légitimer cette vision. Il y a là une complicité manifeste des Églises catholiques et protestantes.
Comment la colonisation du continent a-t-elle pris le relais après l’interdiction de la traite ?
Cheikh Faty Faye.
Avec la révolution industrielle, le commerce triangulaire est devenu moins rentable. D’où son dépassement, au profit d’une colonisation directe du continent africain. La conquête coloniale s’est appuyée sur la relation qui avait été tissée au travers du commerce triangulaire pour instaurer un système de domination et d’administration directes.
Sur le long terme, quelles furent les conséquences directes de la traite et de l’esclavage sur l’Afrique ?
Cheikh Faty Faye.
Le continent africain traîne encore aujourd’hui le boulet d’un déficit démographique hérité de cette histoire. Certaines régions, en particulier côtières, sont très peuplées. Mais de grands pans de l’espace africain restent déserts. Ce phénomène est lié à l’histoire de la traite négrière : les esclaves étaient principalement capturés à l’intérieur du continent, puis acheminés vers les côtes où s’est peu à peu concentrée la démographie, avec l’attrait des ports et de l’activité économique drainée par le commerce triangulaire.
La traite transatlantique a également refaçonné l’espace politique : ceux qui collaboraient avec les compagnies européennes, qui leur fournissaient des armes à feu, sont peu à peu devenus les plus puissants. D’où ce tournant politique fondamental, avec des États côtiers concentrant le pouvoir politique. Ceux qui étaient en contact avec les compagnies européennes ont par la suite servi de relais à la conquête coloniale. Leurs héritiers ont rejoint les élites hissées par le colonisateur, au travers de l’école, de l’armée ou de l’administration. Traite esclavagiste et colonisation sont en fait allées de pair avec une profonde déstructuration des sociétés africaines.
Au point de vue économique, enfin, les conséquences furent lourdes, surtout sur les sociétés paysannes. La chasse aux esclaves et les razzias faisant régner l’insécurité sur le continent, cultiver les terres est peu à peu devenu dangereux et difficile. Des terres ont alors été laissées à l’abandon, avec des effets désastreux. Dans une large mesure, ces conséquences pèsent sur l’Afrique jusqu’à nos jours. En fait, les structures sociales, politiques, économiques mises en place par la traite esclavagiste, puis par la colonisation, pèsent très négativement, jusqu’à nos jours, sur le développement du continent.
Entretien réalisé par Rosa Moussaoui
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